28. La dédicace de l’église romane (1091)

Une église nouvelle doit être consacrée par l’évêque selon un rituel qui se fixe progressivement à partir du milieu du Xe siècle.[1] Le clergé et le peuple sont assemblés, à l’extérieur de l’édifice, autour d’une tente où ont été déposées les reliques. On se met en route vers l’église autour de laquelle l’évêque et le clergé tournent trois fois aspergeant les murs. Puis, l’évêque se présente seul devant la porte et frappe trois fois. L’évêque et trois officiants entrent à l’intérieur où l’évêque bénit et asperge l’autel, les murs, puis il encense et oint l’autel. Il sort ensuite chercher le cortège resté à l’extérieur qui se met alors en marche avec les reliques et fait le tour de l’édifice avant d’entrer à l’intérieur. À l’abri du regard des fidèles, derrière un rideau, l’évêque place les reliques dans l’espace (appelé confessio ou sépulcre) ménagé au centre de l’autel, puis il le recouvre d’une tablette qu’il scelle avec du mortier. Ensuite, on revêt l’autel et on y célèbre la messe pour la première fois.[2] On peut imaginer qu’une cérémonie de ce genre a eu lieu à Theux en 1091.

Si l’église antérieure possédait des reliques de saint Hermès, il convenait que la nouvelle église reçut des reliques propres. Les reliques jouent un rôle capital à l’époque et font l’objet d’une intense vénération. L’église devient le lieu d’une présence sainte grâce aux reliques placées dans l’autel qui est comme le tombeau du saint[3]. La paroisse se reconnaît dans le saint présent par ses reliques dans l’église ; il devient son patron, son protecteur céleste et son nom sert à désigner le bâtiment comme la communauté. Lors de la fête anniversaire du saint patron de l’église, on ne manque pas de sortir en procession ses reliques pour les présenter en « ostension » à la vénération des fidèles. On renouvelle aussi les ostensions dans les périodes de crise, en cas de disette, de maladie ou de guerre.

La nouvelle église romane de Theux est dédiée probablement[4] à saint Alexandre, ce qui s’expliquerait par l’influence de la légende qui associe Alexandre à Hermès, le patron de l’église carolingienne. De plus, on sait qu’une relique du saint est donnée à Theux par l’abbaye de Stavelot-Malmedy.

On peut supposer que l’abbaye a voulu rappeler, par ce don, l’antique dépendance de la paroisse de Theux envers Stavelot-Malmedy. Il s’agirait d’une tentative, par ce patronage, de reprendre les dîmes de Theux et de Sart ainsi que la collation des cures qui ont échappé à l’abbaye depuis 950.[5] Ainsi l’abbaye de Stavelot-Malmedy possédait des reliques de saint Alexandre, mentionnées, avec celles d’Hermès, pour la première fois en 1030, dans l’inscription dédicatoire de la chapelle Saint-Laurent[6] créée à l’abbaye sous l’abbatiat de Poppon (978-1048).  Les reliques d’Alexandre, les moines de Stavelot ont pu les ramener de Rome ou d’une autre abbaye car elles étaient utilisées aussi comme symboles d’un lien de dépendance ou de fraternité.

Nous savons aussi que, dans notre région, c’est au début du XIIe s. que le culte de saint Alexandre jouit d’une certaine faveur si bien que Wibald (1097-1158), abbé de Stavelot-Malmedy (à partir de 1130) procède, en 1145, à la translation des reliques de saint Alexandre dans un chef-reliquaire (photo ci-contre © KIK-IRPA, Bruxelles) qui les abrite désormais, avec bien d’autres reliques. Le reliquaire est constitué d’une tête en argent, posée sur un socle. Celui-ci est serti de pierres précieuses et comporte, sur sa face principale, les images d’Alexandre et de ses deux compagnons, Eventius et Théodule.

Le choix de saint Alexandre comme patron de la nouvelle église est aussi dépendant de la légende rédigée fin du VIIe s. Selon cette légende, le pape Alexandre (photo ci-contre, statue à Theux de 1699, © KIK-IRPA, Bruxelles) aurait guéri le fils de Hermès, préfet de Rome, qui, du coup, se convertit. Trajan fit arrêter Hermès, un de ses fonctionnaires, et Alexandre parce qu’il avait converti Hermès. Le tribun Quirinius, chargé de les garder, se convertit suite à la guérison de sa fille par Alexandre. Quirinius fut exécuté sur ordre de Trajan. Hermès subit le même sort. Quant à Alexandre, il fut percé par tout le corps de petits coups de poinçons qui le firent longuement souffrir. Puis, avec deux de ses prêtres, Eventius et Théodule, il fut décapité.[7] Ainsi la légende réunit les saints Alexandre et Hermès qui, selon des aléas tout à fait différents, vont se retrouver unis comme saints patrons de l’église et de la paroisse de Theux.

Mais qui est, du point de vue historique, saint Alexandre ? On sait qu’il y eut un pape Alexandre 1er (photo ci-dessous, statue à Theux de 1480 © KIK-IRPA, Bruxelles[8]), romain de naissance, cinquième successeur de Pierre, au début du second siècle. Selon une tradition romaine de la fin du Ve siècle, il aurait subi le martyre sous le règne de Trajan (98-117) ou Hadrien (117-138), par décapitation, à Rome, un 3 mai. Nous savons aussi qu’un certain Alexandre et deux autres martyrs, Eventius et Théodule, ont été inhumés près de Rome, sur la via Nomentana, où une basilique Sant’Alessandro est érigée au début du Ve siècle pour abriter les corps de trois martyrs. Le pape Pascal Ier (817-824) qui veut favoriser le culte des martyrs, fait retirer leurs corps des catacombes, trop exposés aux pillages, pour les placer dans des églises. Ainsi, il fait transférer les restes d’Alexandre et ses compagnons dans la basilique Sainte-Praxède, à Rome, qu’il a construite en 822 pour y transférer les restes de 2300 martyrs issus de divers cimetières et catacombes. Très lié aux Carolingiens à qui il devait ses États, il couronna, en 823, Lothaire fils de Louis le Pieux. En 827, le pape Eugène II (824–827) transféra les reliques d’Alexandre et ses compagnons à Sainte-Sabine, construite au Ve s. sur l’Aventin. En conclusion de toute cette histoire, le Martyrologe romain[9] mentionne : « Le 3 mai. À Rome, sur la voie Nomentana, la passion des saints martyrs Alexandre 1er pape, Evence et Théodule prêtres. Alexandre, sous l’empereur Adrien et le juge Aurélien, fut mis aux fers, endura la prison et supplices dans lesquels il succomba. Evence et Théodule, après avoir langui longtemps en prison, furent éprouvés par le feu et enfin décapités. »

Voilà donc l’église et la paroisse de Theux dotées successivement de trois saints patrons : saint Pierre pour la chapelle mérovingienne, saint Hermès pour l’église carolingienne et saint Alexandre pour l’église romane. Les deux derniers restèrent unis et désignent toujours église et paroisse de Theux. Saint Hermès semble avoir joui d’une faveur particulière : le 28 août, jour de sa fête, est resté celui de la dédicace ou fête de la paroisse.


[1] « L’ordo ad benedicandam ecclesiam élaboré dans les années 840 est intégré un bon siècle plus tard dans le Pontifical romano-germanique ». Dominique IOGNA-PRAT, La Maison-Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen-Âge, Paris, 2006, p. 267.  

[2] Pour la description complète du rituel, voir IOGNA-PRAT, p. 265-273.

[3] La cavité où sont placées les reliques est appelée sepulchrum.

[4] La plus ancienne mention connue date de 1471, année où une cloche fut baptisée en son nom. BERTHOLET-HOFFSUMMER, p. 119, note 35.

[5] BERTHOLET-HOFFSUMMER, p. 80-81.

[6] Philippe GEORGE, Les reliques de Stavelot-Malmedy, Malmédy, 1989.

[7] Paul ALLARD, Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 1903.

[8] Statue en bois polychromé (vers 1480), honorée dans l’église de Theux jusqu’à la fin du XVIIe s. Donnée en 1699 à la chapelle de La Reid, elle a été récupérée dans les années 1990 et entreposée dans la réserve de l’église de Theux.

[9] Édition française de 1959.