L’organisation féodale de la société
« Le cadre de la réforme dite grégorienne (le pape Grégoire VII -1073 à 1085- en est l’inspirateur) est une Europe en mutation. Un nouveau type de société apparaît : la féodalité. De l’État unitaire façonné par les Carolingiens, on est passé à un État émietté par la multiplication de centres de commandement quasi indépendants. C’est le temps des châteaux et des principautés. »[1]
Le clergé est entré dans cette structure féodale. Il prête hommage à un seigneur, et la paroisse est un bénéfice[2], un bienfait matériel accordé en échange d’un service. « C’est le seigneur laïc qui lui remet l’étole, les clefs de l’église et la corde pour sonner les cloches ; c’est entre ses mains que jure le desservant. (ci-contre enluminure du XIIIe s.) Le prêtre doit à son seigneur le service de l’église pour lequel il est engagé. En fait, on lui demandera d’autres obligations ; il sera conduit à servir d’avocat, d’employé de commerce, de gérant de domaine ; parfois à suivre son seigneur à la guerre et à lui assurer un vrai service militaire. Le prêtre est devenu une sorte de vassal. »[3]
Son église est un bénéfice qui rapporte, un capital qui, comme tous les biens ecclésiastiques, tombent dans le domaine féodal. Les dîmes, les églises sont vendues, données en dot, mises en gage. Quant aux paroisses qui échappent à des seigneurs laïcs, c’est l’évêque qui en est le seigneur et le propriétaire ; les liens des prêtres avec l’évêque deviennent ainsi de type féodal, ils sont ses vassaux. De là vient le titre de « Mon-seigneur » donné aux évêques. Theux est une paroisse dépendant de l’évêque de Liège, qui est aussi prince et donc seigneur.
Une Église entravée
Aux Xe et XIe siècles, l’ingérence des laïcs est devenue excessive et l’Église entravée par le système féodal. La paroisse, l’église sont considérées comme un fief que le seigneur remet à l’homme d’Église qu’il désigne, selon le rite de l’investiture, par la crosse et l’anneau, symboles de la charge pastorale.
De graves abus accompagnent cette mainmise du profit et du pouvoir sur l’Église. De là naît une volonté de réforme qui apparaît « chez des hommes pour lesquels les péchés du monde sont dus à la fragmentation de l’Église – conçue à la fois comme institution et comme communauté de fidèles – et à son appropriation par les puissants. »[4] L’enjeu est capital : libérer l’Église de l’emprise du pouvoir laïque et la purifier en réalisant la réforme morale du clergé.
Un système qui engendre des abus chez les prêtres
Les deux abus les plus souvent dénoncés sont la simonie (vente ou achat d’un bien spirituel pour un prix temporel) et le nicolaïsme (nom donné au mariage des prêtres). En bref, la vie du prêtre est intéressée et dissolue.
Tout le système est vicié par l’argent. Des évêques payent pour obtenir leur charge. Des prêtres vendent leurs services : baptêmes, mariages, enterrements, bénédictions, messes. La simonie-achat est aussi fréquente que la simonie-vente : les deux aspects relèvent du même système.
D’autre part, le célibat ecclésiastique, imposé dès le IVe s., n’est plus respecté, du haut en bas de la hiérarchie. Beaucoup de prêtres vivent avec femme et enfants. « Certains évêques imposent une amende aux prêtres mariés, mais ceux-ci la paient bientôt comme une redevance régulière et une sorte de taxe à l’abus. Bien des paroisses sont devenues héréditaires, quoi qu’il faille une dispense pour l’ordination d’un fils de prêtre. On insiste surtout sur les conséquences ruineuses pour le patrimoine ecclésiastique de l’incontinence des clercs : ainsi la première tentative pour restaurer la loi du célibat fut d’origine économique. »[5]
La réforme : le moine, idéal du prêtre
D’où peut venir la volonté de réforme ? Du monde des moines. Paradoxalement, ces prêtres sans paroisse vont contribuer à la restauration des prêtres de paroisse. La réforme grégorienne va dégager les prêtres du monde et en faire un corps spécifique dépendant du pape, échappant ainsi à la sécularisation : ils appartiennent à un ordre sacerdotal autonome. Un style de vie propre doit les différencier par une certaine pauvreté, la chasteté et une vie commune, inspirée du type monacal.
La conséquence est la séparation nette entre clercs et laïcs. « Cette séparation correspond avant tout à une différence d’états de vie, fondée sur le critère de la sexualité. Chacun des deux ordres se voit en effet défini par une norme sexuelle qui lui est propre : les clercs doivent demeurer chastes, les laïcs sont destinés au mariage. En considérant la pureté sexuelle comme indispensable pour l’accès au sacerdoce et comme la condition même de son prestige, la réforme grégorienne tend à imposer la vie monastique comme modèle à l’ensemble du clergé. »[6]
D’autre part, le mariage qui échappait largement aux clercs est considéré par les réformateurs comme un sacrement et donc relevant de la compétence du clergé. Cela se traduit par la réglementation des usages matrimoniaux avec le souci d’atténuer la pression des familles en établissant que seul l’échange du consentement des conjoints, et non la volonté du père ou la donation de la dot, fait le mariage. Néanmoins, dans les faits, le prêtre n’y joue pas un rôle prépondérant. La plupart du temps, le sacrement, c’est-à-dire la remise de l’anneau nuptial par le mari à son épouse, se déroule sur le parvis de l’église en présence du prêtre.
Une Église coupée en deux
Aux laïcs les affaires de ce monde, aux clercs les choses de l’esprit. Le fossé se fait plus profond entre clercs et laïcs, entre le temporel et le spirituel. La primauté restant au spirituel, l’intention est aussi de soumettre les laïcs à l’autorité des clercs, d’en faire des exécutants. La réforme grégorienne, si elle libère l’Église de l’emprise des laïcs débouche sur un accroissement des pouvoirs du clergé et donc sur le cléricalisme, fauteur d’autres abus. Désormais, le prêtre est mis à part et au-dessus des fidèles.
La valorisation croissante de la célébration eucharistique concourt à renforcer cette conviction.
Au XIe s., le rapport des chrétiens à l’eucharistie connaît un changement essentiel. Jusqu’alors la messe était vécue comme offrande de soi et nourriture de l’âme. À la suite des querelles théologiques portant sur la transsubstantiation, une conception réaliste se fait jour : le rite transforme les espèces eucharistiques en la substance du corps historique du Christ. On parle alors de présence réelle du Christ. La raison d’être de l’eucharistie devient de rendre présent le Christ au milieu des hommes. Pouvoir fabuleux que celui du prêtre ! Ce nouvel accent va s’accompagner d’un changement dans la dévotion : le besoin de voir l’hostie pour l’adorer d’où, au moment de la consécration, le rite de l’élévation qui apparaîtra, pour la première fois, à Paris en 1200.
Notons aussi que le geste de la prière, les mains jointes, se généralise entre le Xe et le XIIe siècles. Il est la reproduction du geste du vassal prêtant hommage à son seigneur. Par ce geste le fidèle se remet dans les mains de son Seigneur.
Renforcement et territorialisation de l’encadrement pastoral
La séparation des sphères ecclésiastique et laïque dégage dans l’espace social un champ propre à l’Église en tant qu’institution autonome. Jusqu’alors, Église et société étaient confondues.
À l’échelle locale, échappent désormais à la sphère profane les églises, les dîmes et les divers droits paroissiaux (les prémices, les oblations, les droits de sépulture) considérés comme des choses sacrées inaliénables.
Le cadre paroissial va se trouver valorisé. Un véritable tissu de nouvelles églises va couvrir l’espace géographique, jusque dans les endroits les moins peuplés. « La paroisse se transforme ainsi progressivement en véritable territoire. Ce phénomène résulte de la conjonction d’une volonté épiscopale de mieux encadrer les fidèles, de l’essor des logiques d’assignation territoriale des populations et d’une pression démographique et agraire réduisant les espaces interstitiels. L’attribution d’une part de toutes les dîmes au prêtre a pu favoriser l’établissement d’une certaine unité territoriale dans le courant du XIIe s. »[7]
[1] Hubert CLAUDE, La réforme grégorienne, in Lumière et vie, n°167, Lyon, 1984, p. 27-37.
[2] L’une des origines du système féodal est à chercher dans la coutume des rois germaniques qui, dès l’époque mérovingienne, octroient à leurs guerriers fidèles ce que les textes latins appellent un « bienfait », en général une terre. Le bienfait (qui deviendra le « bénéfice ») correspond à un service ; il est personnel. https://www.larousse.fr/encyclopedie
[3] Xavier de CHALENDAR, Les prêtres,1963, p. 51
[4] Hubert CLAUDE, p. 35.
[5] CHALENDAR, p. 60.
[6] Florian MAZEL, Féodalités 888-1180, Paris, 2010, p. 239.
[7] MAZEL, p. 270.