En 1951, la Ligue du Sacré-Coeur commande ces deux toiles, le Lavement des pieds et la Dernière Cène, qui ornent les panneaux à volets du XVIIIème siècle de l’ancienne Confrérie du Saint-Sacrement (1732).
Ces panneaux sont dus à Léon Pringels, peintre belge (1901-1992).
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Lavement des pieds et Dernière Cène
Léon Pringels et la Ligue du Sacré-Coeur de Theux
Interprétation d’une oeuvre par l’abbé Marcel Villers
Deux toiles de Léon Pringels ornent l’église de Theux depuis 1953. Ces œuvres ont été commandées par Joseph Doms[1] au nom de la Ligue du Sacré-Cœur et sont placées dans deux cadres servant jadis à la Confrérie du Saint-Sacrement fondée à Theux en 1732. Ces deux éléments de contexte peuvent constituer une piste pour l’interprétation des œuvres.
Le lavement des pieds et la dernière Cène font partie des récits évangéliques relatant « la veille de la passion » de Jésus. Ces deux événements sont commémorés dans la liturgie actuelle du Jeudi saint. Si le rite du lavement des pieds existe « depuis le VIIème siècle, il ne prit son essor que dans les milieux monastiques des XIème et XIIème siècles. Il a été réintroduit dans la liturgie des assemblées paroissiales par la réforme »[2] de la semaine sainte réalisée par Pie XII en 1955 qui a reporté la Missa in cena Domini en soirée, et proposé d’y effectuer le lavement des pieds.
Le lavement des pieds est raconté par le seul évangile de Jean (Jn 13,1-20) en lieu et place de l’institution de l’eucharistie rapportée par les synoptiques (Mc 14,22-25 et //). Ce fait littéraire suggère que les deux scènes s’éclairent mutuellement et livrent, de deux manières différentes, le sens de la mort du Christ. En effet, Jésus mime par deux gestes sa mort qu’il annonce manifestation d’amour et source de vie. Le premier geste est celui du repas, de la communion : Jésus donne sa vie, son corps et son sang qui deviennent nourriture, c’est-à-dire, aliment de vie. Le deuxième geste est celui du lavement des pieds : Jésus se dépouille de son vêtement, de sa vie et s’abaisse comme l’esclave aux pieds de ses disciples pour les servir et les purifier, les sauver. L’Église, communauté des disciples, est fondée et se maintient par le service mutuel.
On peut résumer le sens de ces gestes par deux consignes adressées aux chrétiens : communier et servir. Ce sont bien les objectifs de la Ligue du Sacré-Cœur dans les années de l’après-guerre. Succédant aux Ligues du Saint-Sacrement, les Ligues du Sacré-Cœur sont créées en 1907 pour encourager la communion fréquente des adultes, notamment le premier vendredi du mois.[3] Sous l’influence de l’Action catholique, née dans les années vingt, il s’agit aussi de former des apôtres. « Une tâche s’offre à nous : rapprocher les hommes du Christ ou les lui ramener, les rassembler à la Table eucharistique, leur rendre la fierté d’être chrétiens. Cette tâche requiert des apôtres laïcs assez nombreux pour prendre en charge tous les quartiers de la paroisse, des apôtres convaincus, au zèle inlassable et ingénieux, qui sachent unir l’action et la prière. »[4]
Sur cet arrière-fond ecclésial d’époque, venons-en aux représentations des deux scènes par Léon Pringels. Sur chacune de ses toiles, il présente cinq personnages dont quatre sont facilement identifiables : Jésus, Pierre, Jean et Judas. Ces personnages sont cités par les évangiles comme présents à la Cène. Pour le lavement des pieds, l’exégèse d’alors précise que « d’après saint Jean Chrysostome, Jésus a commencé par son plus proche voisin, en allant de la dernière place à la première, c’est donc aux pieds de Judas qu’il s’est agenouillé tout d’abord. Il serait alors passé des pieds de Judas à ceux de Jean pour finir par Pierre. »[5]
Venons-en à l’identification des personnages.
Jésus est évidemment reconnaissable par les gestes posés et par les couleurs de ses vêtements. Traditionnellement, dans l’art chrétien comme dans la liturgie, le blanc symbolise la lumière divine et le rouge, le sang. Ces couleurs renvoient au mystère pascal de mort et de résurrection qu’évoquent d’ailleurs la Cène comme le lavement des pieds.
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Couplé à Jésus, le personnage au centre des deux représentations est facilement identifié à Pierre. Ce dernier est, en effet, le seul nommé
dans le récit du lavement des pieds (Jn 13,6). A partir du Vème s., Pierre est représenté avec une barbe courte et drue ; son crâne est tonsuré ou chauve, la tête plutôt ronde, des cheveux gris, bouclés et courts.[6]
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Parmi les trois autres personnages, on peut reconnaître Jean, le disciple bien-aimé qui « se trouvait à table à côté de Jésus » (Jn 13,23). Traditionnellement, en Occident, Jean est toujours représenté jeune et sans barbe. Ici ses traits sont fort semblables à ceux du Christ en plus des cheveux longs et du collier de barbe. Il est revêtu des couleurs grenat (proche du rouge) et bleue qui symbolisent le sang et le ciel, la mort et la résurrection comme celles portées par le personnage de Jésus. N’est-il pas un autre Christ depuis que Jésus a dit à sa mère : « Femme, voici ton fils » (Jn 19,26) ?
Dans les deux tableaux, la position de Jean par rapport à Jésus est significative : l’un au-dessus de l’autre dans la représentation du lavement des pieds ; l’un tourné vers l’autre par le regard dans la dernière Cène.
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Le personnage en arrière, toujours dans l’ombre et les ténèbres est sans conteste Judas qui est le seul nommé lors de la Cène (Mc 14, 17-2 1 et //). Dans le récit johannique du repas qui suit le lavement des pieds, Judas est cité comme Pierre et Jean (13,23-30).
La trahison est ainsi intimement liée à la communion, situation fréquente et même interprétation mystique de la condition chrétienne toujours en balance entre trahison et communion, entre ténèbres du cœur et lumière. Mise en garde contre les affirmations tonitruantes d’adhésion à Jésus et les reculades dès que l’opposition se manifeste ; rappel aussi du nécessaire accord entre l’acte (communion) et l’intention (foi ou ritualisme).
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Reste le personnage en vert. Il est proche de la représentation habituelle de saint Paul : le front bombé, la tête chauve, la petite mèche de cheveux au-dessus du front et une barbe abondante qui est ici peu développée. C’est ainsi qu’il est représenté dans les catacombes et sur cette fresque d’Éphèse du VIèmesiècle.
On pourrait donc être devant le résultat d’un travail d’interprétation assez original de l’artiste qui chercherait ainsi à relier Pierre et Paul, les deux piliers de l’Église fondée sur la mort et la résurrection du Christ qu’illustrent les deux scènes représentées. On remarque, en effet, que dans le tableau du lavement des pieds, Paul et Pierre sont situés sur une même diagonale avec le Christ ; de même, dans celui de la Cène, ils sont situés tous trois dans un triangle.

La présence de saint Paul, dans le contexte de l’eucharistie, peut se comprendre puisqu’il est le premier à avoir « transmis ce qu’il avait lui-même reçu du Seigneur » (1 Cor 11, 23-34), c’est-à-dire, la tradition du dernier repas du Christ qui fonde le rite de l’eucharistie pratiquée par les communautés chrétiennes dès avant 56, date probable de la lettre de Paul.
Antérieurement aux évangiles, Paul se situe comme un témoin et un relais de la tradition de la Cène. Quand on examine les deux peintures, la position du personnage en vert, Paul, est en retrait et dans une attitude d’observateur de la scène, ce qui correspond à son témoignage : « j’ai transmis ce que j’ai reçu« .
Au nom du respect de cette tradition, Paul tire une leçon de la pratique chaotique de l’eucharistie par les Corinthiens. Ces derniers se laissaient aller jusqu’à se désintéresser de leurs frères plus pauvres et à se livrer à de vrais débordements : certains en venaient à s’enivrer, alors que d’autres manquaient du nécessaire. Intolérable car le don de soi, le service des frères, voilà qui caractérise le chrétien. Et saint Paul insiste sur la nécessité « que chacun s’éprouve soi-même avant de manger ce pain et de boire cette coupe » (1 Cor 11,28), accentuant ainsi l’importance de l’intention par rapport à l’acte rituel de la communion.
Enfin, le contexte de la commande faite au peintre peut expliquer la référence à saint Paul. On se situe dans la foulée du Jubilé de 1950 et la relance de l’Action catholique après la guerre. Étions-nous alors à Theux dans un élan missionnaire ou dans la prolongation de la « consommation cultuelle » ? Le curé Wirtzfeld qui arrive à Theux en 1948 précise ses objectifs pastoraux : « Deux objectifs m’ont attiré les premières années. Nous avons une église d’une très grande valeur archéologique… Il fallait ensuite s’essayer à créer une mentalité d’Action catholique… »[7] Il lancera une grande mission paroissiale en septembre 1950 prêchée par des Dominicains. Elle fera l’objet d’un renouvellement en septembre 1952. C’est dans ce contexte qu’est faite la commande à Léon Pringels, artiste connu du curé.
Nous savons que les deux peintures de l’église ont été offertes par la Ligue du Sacré-Cœur en 1953 où la perspective « refaisons chrétiens nos frères » restait présente comme motivation de la communion mensuelle des hommes en corps. Dans cet esprit, la présence de l’apôtre des nations permet d’insister sur le lien entre communion et service, entre culte et apostolat.
Bien sûr, le plus simple, sans indications de l’artiste ou du commanditaire, est de prendre ce troisième personnage comme représentant les neuf autres apôtres qui ont chacun été « lavé » par Jésus et qui ont mangé et bu avec lui la veille de sa passion. Mais sans connaître la commande faite à l’artiste, on peut imaginer que dans l’ambiance de l’époque, il pouvait s’agir d’encourager les communions mensuelles, signes et occasions de rassemblement de la Ligue comme d’insister sur les liens entre culte (communion eucharistique) et engagement social ou missionnaire (lavement des pieds comme service d’autrui).
Le fait qu’il y ait deux tableaux et non un seul représentant la Cène, fondement de la Ligue du Sacré-Cœur, témoigne de l’importance à accorder à l’intention du communiant. De plus, la figure de saint Paul donne à la communion eucharistique sa dimension apostolique qui est inhérente à la spiritualité de l’Action catholique. Celle-ci fait du chrétien un militant cherchant à transformer le monde pour le porter au Christ.
Abbé Marcel Villers
[1] Paul BERTHOLET, Joseph Doms et les embellissements de l’église de Theux et de la chapelle de Marché, dans Terre de Franchimont, décembre 2018, n°50.
[2] Abbaye de Saint-André, Missel de l’Assemblée chrétienne, Bruges, 1964, p. 530.
[3] « Les Ligues apparaissent en Belgique francophone à partir de 1930 à l’initiative d’un jésuite Léon Henvaux et comptent 95.000 membres en 1963. Elles formeront en 1969 le Mouvement eucharistique missionnaire. » (Françoise ROSART et Thierry SCAILLET, Les mouvements d’Action catholique et de jeunesse et l’apostolat des laïcs, in Pour une histoire du monde catholique au 20e s. Wallonie-Bruxelles. Guide du chercheur, 2003, p. 363-364.)
[4] Regnum Christi, Communications mensuelles, n°290, octobre 1956.
[5] Alfred DURAND, sj, L’Évangile selon saint Jean, Verbum salutis, Paris,1927.
[6] Michel PASTOUREAU et Gaston DUCHET-SUCHAUX, La Bible et les saints, Paris, 2017, p.508.
[7] Archives de la cure de Theux. Mémorial, p. 480.

