L’évangélisation est un mouvement d’échange, engendré par des rencontres individuelles, mais qui a aussi une portée sociale et culturelle. C’est un peuple nouveau qui doit naître, une Église. Deux traditions, deux mondes culturels se rencontrent et se fécondent pour donner naissance à l’Église en un lieu.
Ainsi, entre le IVe et le VIIIe s., l’évangélisation de nos régions est d’abord le fruit de la rencontre entre les cultures latine et germanique. Les Germains ont une culture autre que la culture chrétienne et latine en vigueur dans l’Empire. Ils pratiquent le culte des objets de la nature (arbres, fontaines, pèlerinages, sacrifices, cours d’eau…) et recourent à la magie et aux talismans. Les Romains attirent les Germains par leur mode de vie et leur foi chrétienne. Les deux cultures vont s’influencer mutuellement. « Un signe d’inculturation du christianisme dans la société franque est la tombe d’Aluvefa (prénom germanique) à Maastricht, qu’on peut dater du VIe siècle. Elle comporte l’inscription « Aluvefa in pace », accompagnée d’une croix et d’un chrisme (le X et le P imbriqués, les deux premières lettres grecques du mot « Christos »). »[1]
La question missionnaire est donc autant religieuse que culturelle. Depuis l’origine, le christianisme n’a jamais fait qu’aller vers les autres et donc rencontrer, se confronter à d’autres mondes culturels. En sociologie, on peut distinguer trois mécanismes de transmission des systèmes de valeurs d’une culture à une autre : domination, adaptation, dialogue.[2] L’activité missionnaire peut être interprétée, pour une bonne part, en fonction de ces trois mécanismes de transformation et de transmission culturelles.
Le premier mécanisme est tout simplement la domination d’un groupe sur un autre à qui il impose son système de valeurs. La transmission s’effectue par la coercition qui peut revêtir plusieurs formes. Face au paganisme des peuples du nord de la Gaule, à partir du VIe s., les missionnaires pratiquèrent surtout la stratégie de la table rase. « La destruction, est la catégorie la plus facile à définir et à documenter, par un très grand nombre de textes et parfois aussi par l’archéologie : rites perturbés, temples détruits, arbres sacrés coupés, sources sacrées souillées. »[3]
Pour comprendre l’action missionnaire, il est utile de prendre en compte, à côté de la domination, un second mécanisme de transmission des systèmes de valeurs d’une culture à une autre : l’adaptation fonctionnelle. La rencontre et les échanges entre groupes sociaux différents entraînent inévitablement métissage et changements culturels : on s’adapte à l’autre. Cela vaut dans les deux sens : ainsi, lors de l’évangélisation de la Gaule du nord aux VIe-VIIIe s., le missionnaire, issu du monde gallo-romain et de ses cités, a dû adapter son discours et son action au contexte rural comme à la langue des populations.
L’accommodation à la religion et à la culture des peuples païens va conduire à certaines formes de cohabitation ou de « baptême » des rites, fêtes et croyances païennes au risque du syncrétisme. On n’hésite pas à réutiliser les temples païens, à adapter aux mélodies païennes des chants d’inspiration religieuse. Bien plus, on utilise les langues locales. On traduit la Bible. La liturgie certes reste latine, mais on explique dans la langue usuelle le Credo, le Pater, etc.
Un bel exemple de cette stratégie d’adaptation ressort des instructions données, vers 601, par le pape Grégoire le Grand (540-604) à Augustin, chef de la mission envoyée en Angleterre. « Il ne faut en aucun cas détruire les temples des idoles, mais seulement les idoles qui s’y trouvent. En effet, si les temples dont nous parlons ont été bien construits, il faut impérativement qu’on les transforme pour qu’ils passent du culte des démons à l’observance du vrai Dieu, afin que lorsque la population verra que ses temples justement ne sont pas détruits, elle quitte son erreur et accoure avec plus de confiance en ces temples auxquels elle est habituée…Il est impossible de faire brusquement table rase, car qui veut escalader un sommet, ne s’élève pas par bonds mais progressivement pas à pas. »[4]
Le but du missionnaire est de « transformer », non de « détruire » : on reconnaît la valeur des anciennes pratiques dans lesquelles on cherche à couler les nouvelles réalités chrétiennes. Tout l’effort est orienté vers le changement de sens. Ainsi la récupération des lieux (édifices comme lieux sacrés naturels) superpose des églises aux édifices païens, mais aussi aux grottes, sommets, sources, arbres, bois, pierres sacrées. La récupération des dates explique les origines païennes de certaines fêtes chrétiennes. La récupération des rites évoque les éléments d’origine païenne dans la liturgie chrétienne.[5]
Après la domination et l’adaptation, on connaît une troisième modalité de l’action missionnaire : la communication par la discussion, le discours, le dialogue. Bref, la communication discursive. Elle est rendue possible par la reconnaissance de « l’existence de structures mentales en partie communes aux deux cultures, par exemple, germanique et latino-chrétienne, comme la croyance en des pouvoirs surnaturels et la possibilité d’interventions divines. »[6]

| Saint Amand évangélise la Flandre https://annalesdejanua.edel.univ-poitiers.fr |
Convaincre l’intelligence des païens en s’adressant à la raison, voilà ce que conseille Daniel, évêque de Winchester (705-744) à son ami Boniface (680-754), apôtre des Germains : « Il ne faut pas combattre directement les erreurs des païens ni contester la généalogie de leurs dieux ; il faut procéder par questions discrètes et les faire s’expliquer sur leurs croyances… Tout cela doit être exposé avec douceur et modération, non sur le ton d’une controverse passionnée et irritante. De temps en temps, une comparaison faite comme en passant entre ces rêves de la mythologie païenne et les doctrines du christianisme fera le plus grand bien : les païens seront plus honteux qu’irrités de cette réfutation indirecte de leur fausse croyance, et, au surplus, il est bon de leur montrer à l’occasion que si on combat leurs doctrines, ce n’est pas qu’on les ignore. »
En conclusion, nous pouvons dire que la religion du Moyen Âge est une synthèse de christianisme et de cultures pré-chrétiennes. L’évangélisation est, en effet, un processus d’inculturation, ce qui signifie échange et enrichissement mutuel : au contact de la culture, le christianisme est conduit à un travail sur ses propres expressions pour se qualifier au regard de la culture en question, c’est la fonction critique des cultures sur l’expression de la foi. D’autre part, la foi finit par enrichir ces cultures en les aidant à dépasser les côtés déficients ou même inhumains qui existent en elles, c’est la fonction critique de l’Évangile sur les cultures. Bref, comme le processus d’inculturation, l’évangélisation implique un donné et un rendu ; la mission prend la forme d’un échange.
[1] Jean-Pierre DELVILLE, L’avenir de nos paroisses, de notre foi et de notre Église, Conférence du 13 février 2017 à Battice.
[2] Jean DE MUNCK, À l’école du bien commun. Normes, valeurs, civilité, Louvain-la-Neuve, 2016.
[3] Jacques LE GOFF, Pour un autre Moyen-Âge, Paris, 1977, p. 236-279.
[4] Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, livre I, chapitre 30.
[5] Pietro BOGLIONI, Du paganisme au christianisme, in Archives de sciences sociales des religions, 144, octobre-décembre 2008, p. 87-88.
[6] BOGLIONI, p. 75.