49. La Table des pauvres

« Si un frère ou une sœur est nu et manque de sa nourriture quotidienne, et si quelqu’un parmi vous lui dit : « Allez en paix, réchauffez-vous et régalez-vous », sans leur donner les choses qui sont nécessaires au corps, à quoi cela sert-il ? Ainsi, la foi sans les œuvres, est morte, renfermée sur elle-même » (Jc 2, 15-17).

Le souci des pauvres et sa traduction institutionnelle

L’assistance des pauvres, le soutien des miséreux, des veuves et des orphelins furent dès l’aurore du christianisme l’une de préoccupations primordiales de l’Église et du clergé. Ce souci des pauvres va se traduire dans une multitude d’institutions charitables qu’on peut classer en deux grandes catégories : les Tables des pauvres, dans le cadre paroissial, distribuent des secours aux indigents ; les hospices ou hôpitaux « jouent un rôle plus complexe : ils fournissent une aide aux nécessiteux, hébergent les orphelins, les vieillards, les femmes seules, recueillent et soignent les malades et les infirmes » [1]. De ce souci naissent refuges, hospices, hôpitaux, asile, etc. accessibles au tout-venant et non plus aux seuls membres de la paroisse.

Ces établissements sont soit des institutions de droit privé créées par des personnes physiques ou des confréries, d’autres des organismes paroissiaux, les derniers sont administrés ou surveillés par les autorités communales.  Par exemple, « à Verviers, l’hospice des vieillards est placé sous la surveillance de la ville et du curé (1669)… Il convient de signaler qu’il est rare de voir les villes participer au financement des activités hospitalières : les ressources provenant presque toujours de legs et donations ; on peut regarder comme exceptionnel le prêt de cinq cents florins consenti par la ville de Verviers au bureau de charité instauré en 1782. »[2]

Les hospices furent innombrables dans les villes. On en trouvait aussi dans les villages, surtout ceux sur les routes de pèlerinage ou à proximité de passages difficiles (rivière, montagne). Ces asiles assuraient aussi, par exemple, le service d’un bac, l’entretien d’un pont. Un refuge existait à Polleur dans le bâtiment transformé en église au XVe s. La Hoegne s’avérant torrentueuse et donc pas toujours franchissable, ce refuge servait au logement des voyageurs, ainsi que d’entrepôt pour leurs marchandises en transit. De même, la traversée des fagnes étant périlleuse, à Cokaifagne existait un hôpital au sens de refuge, maison d’accueil pour voyageurs et sans domicile fixe.

Beaucoup de ces institutions hospitalières sont des fondations privées ; d’autres sont paroissiales ou municipales. Les ressources proviennent presque exclusivement de la libéralité de particuliers. Il arriva au prince-évêque d’intervenir à titre personnel dans la fondation ou dotation d’une institution d’assistance. Le cas le plus connu est la création de l’Hôpital de Bavière en 1602 (illustration www.chokier.com) réservé aux malades indigents et qui ouvre ses portes en 1606.

La Table des pauvres, une institution paroissiale

Son origine « remonte au Ve s. à la division quadripartite des biens ecclésiastiques lors du Concile de Chalcédoine (451) : une part pour l’évêque, une pour le clergé, une pour l’église et une quatrième pour les pauvres »[3]. Dans le diocèse de Liège, on appliquera plutôt la tripartition du produit annuel de la dîme : un tiers ad ornamentum ecclesiae (l’entretien de l’église), un tiers ad usum pauperum et peregrinorum (à destination des pauvres et des voyageurs), un tiers destiné à l’entretien des prêtres. De plus, comme le prescrivait « un capitulaire de Charles-le-Chauve : les oblations des fidèles devaient être partagées également par moitié entre le curé et les miséreux » [4].

Les ressources destinées aux pauvres proviennent donc d’une part du produit de la dîme, des donations et des offrandes faites par les fidèles. Le curé, aidé de deux mambours (en ancien français, celui qui tient la main, d’où le sens de tuteur, administrateur), assure la distribution des secours à domicile. Jusqu’au IXe s. la gestion des revenus des pauvres appartient au seul curé, et seuls aussi les habitants de la paroisse peuvent prétendre aux aumônes distribuées. « Il était défendu au curé d’y faire participer des étrangers à la paroisse mais encore d’exiger le moindre service en retour du secours accordé »[5].

Avec le système féodal, les dîmes deviennent « des fiefs, c’est-à-dire qu’elles appartiennent au seigneur, en l’occurrence le prince-évêque de Liège, lequel les a cédées à des particuliers, en échange de services à lui rendre [6] ». Les dîmes sont donc un bien, objet de toutes transactions : échange, location, vente et aussi de division en parts. Ainsi, les deux tiers de la dîme, c’est-à-dire la part de l’église et celle des pauvres sont confisquées sous forme de fief. A Theux, « les dîmes du Marquisat étaient laïques ou féodales et, depuis 1313, relevées par des seigneurs du prince-évêque. Ces dîmes furent divisées entre les familles de Fléron et de Fexhe par le relief de 1436. Elles furent dans la suite morcelées de telle sorte que chaque hameau avait son décimateur, quelques fois même plusieurs »[7].

Cette usurpation des dîmes et donc de la part des pauvres, entraîne la constitution d’un patrimoine nouveau au bénéfice des indigents de la paroisse. Ce fut réalisé surtout à partir de biens fonciers donnés ou légués et qui génèrent des rentes, tantôt en grains, tantôt en argent, parfois les deux. Leur valeur fluctue en fonction du cours des céréales.

Ces fonds sont souvent dénommés matricula (mot qui signifie liste) et ceux qui en bénéficient matricularii, c’est-à-dire inscrits sur une liste de bénéficiaires dont le nombre est limité et fixe, ne correspondant évidemment pas à l’effectif global des indigents, qui varie en fonction des circonstances. Dans le pays de Franchimont, ces fonds sont dénommés « Table et revenus des pauvres du ban » ; « table » est pris au sens de « tableau » ou liste.

La gestion du patrimoine des pauvres

« A Theux, le patrimoine de l’église et des pauvres de la paroisse était administré par le curé et deux mambours. Le 23 février 1457, est instituée à Theux une cour de tenants [8] composée de sept membres autorisés à choisir un mayeur qui, avec le curé, complète la cour »[9]. Cette cour des tenants est une cour de droit civil, mais a néanmoins pour objet l’administration des biens d’Église qu’elle a le droit de vendre ou recevoir ; elle a aussi le droit d’enregistrer ces actes.

Cette cour reçoit les dons et legs en faveur de l’église et des pauvres. « La cour nommait en son sein ou en dehors un mambour de l’église et un mambour des pauvres, élus pour un an. « Le mambour de l’église était chargé de la surveillance des travaux exécutés à l’église, de la fourniture des matériaux exigés par ces travaux et de l’achat des objets nécessaires au culte. Il recevait un traitement… Le mambour des pauvres ne jouissait d’aucun traitement ; il faisait la besognepar honneur et pour Dieu »[10]. Les biens des pauvres sont donc administrés par le curé assisté de la cour des tenants et d’un mambour. « Aussi souvent que nécessaire le curé peut convoquer l’assemblée [des tenants] à la maison pastorale. Toutes les décisions sont prises à la majorité des voix et doivent être consignées dans un registre… Il s’agit là d’un mode d’administration démocratique. La direction est collective, les décisions sont enregistrées »[11].

La reddition publique des comptes par le mambour a lieu chaque année, en septembre. Elle est obligatoirement annoncée au prône.

Le concile de Trente (1545-1563) considérant que les biens attribués à l’Église lui appartiennent entièrement, recommande qu’ils soient sous la responsabilité et le contrôle du curé, et ensuite de l’évêque. On comprend la réaction d’un curé de Theux qui, assisté de la cour des tenants, estime être dépouillé de son autorité par une cour civile, ne relevant pas du droit ecclésiastique. Voici ce qu’écrit Philippe de Limbourg, descendant d’un des tenants de l’époque : « Jean-Pierre Jeunechamps [curé de 1752 à 1781], « homme sans expérience et très remuant, se mit d’abord en opposition avec les tenants. Il leur ferma sa maison, refusant de les recevoir pour les assemblées, cherchant mille prétextes pour se dispenser d’y assister et pour entraver la marche des affaires »[12]. Un procès s’ensuivit et la situation perdura jusqu’en 1795 où le régime français supprime la dîme et confisque tout le patrimoine des paroisses. Les biens affectés aux pauvres furent remis aux nouveaux bureaux de bienfaisance communaux.

La distribution des aides

Les distributions consistent le plus souvent en dons de grains ou de pains ; quelquefois on combine tantôt l’argent, tantôt le pain ou d’autres produits en nature : farine, bois de chauffage, vêtements, etc.

Deux types de distribution sont organisés.

L’une, régulière, a lieu en principe chaque semaine et à domicile, en fonction d’une liste dressée par la cour des tenants. Le curé a droit à une part des revenus qu’il réserve aux malades et aux pauvres « cachés ». Les distributions sont faites le plus souvent en nature et sur présentation d’un billet signé par le mambour ou le curé. Les indigents secourus sont des femmes, veuves surtout, des hommes, infirmes ou malades, pauvres valides sans ressources ou victimes de la guerre, de la famine ou de la peste.

Des distributions publiques sont organisées à l’occasion « de l’une ou l’autre des grandes fêtes liturgiques ou lors de la fête paroissiale. Elles ont lieu sur le parvis de l’église et elles sont annoncées le dimanche précédent au prône… A Theux, 80 à 100 florins sont, selon les années, distribués mensuellement à près de 120 personnes »[13]. « Pour participer aux distributions générales, il faut être inscrit sur la liste des pauvres. On se fait inscrire la semaine qui précède la distribution. Le dimanche, le nom des inscrits est lu au prône afin que tout le monde connaisse à qui on distribue l’aumône et que nul ne puisse prétexter l’ignorance, ni se plaindre qu’on l’a exclu du catalogue »[14].

L’efficacité des secours

Fin du XVIIIe s., les philanthropes posent la question de l’efficacité de ce genre d’aide aux pauvres. Pour eux, la pauvreté est due au fait que ces gens ne trouvent pas à travailler. Ils proposent de créer des ateliers pour les mettre au travail et ainsi les sortir de la précarité.

Dans cette perspective, certaines paroisses font preuve d’initiative. « A Spa, les revenus de la mense [du latin mensa : table] des pauvres servent à financer pour moitié une foulerie qui occupera les chômeurs car les tenants et mambours ont remarqué depuis plusieurs années qu’un très grand nombre de pauvres ne croupissent ici dans la misère que faute d’occupation »[15]. Cette solution resta sans beaucoup de suite dans les autres paroisses de la Principauté malgré le soutien du prince-évêque Velbruck.

Par contre, « sous les régimes français et hollandais, nombre d’idées énoncées dans ce dernier quart du XVIIIe s. trouvent leur application. Les biens du clergé sont sécularisés et consacrés en partie au financement de la bienfaisance devenue une institution laïque. De vastes ateliers de filature sont créés, des colonies de bienfaisance sont fondées pour occuper les mendiants à l’agriculture, les premières mesures de sécurité sociale voient le jour, l’instruction de la classe ouvrière se développe »[16].

Le bureau de bienfaisance communal

« La Révolution française saisit les biens de l’Église et impose un nouveau mode d’assistance publique aux nécessiteux au nom de la fraternité entre tous les citoyens. Les municipalités ont l’obligation d’organiser l’aide aux indigents, orphelins et malades. En 1796, les bureaux de bienfaisance sont créés. » Ils sont consacrés, en Belgique indépendante, par une première loi communale de 1836 qui prescrit que « les bureaux de bienfaisance et les hospices civils sont gérés par des mandataires issus du conseil communal »[17].


[1] Georges HANSOTTE, Institutions politiques et judiciaires de la principauté de Liège aux Temps modernes, Bruxelles, 1987, p. 728.

[2] HANSOTTE, op. cit., p. 734-735.

[3] Nicole HANSENNE-PEREMANS, L’assistance dans la principauté de Liège au XVIIIe siècle, in Leodium, tome 62, 1977, p. 5.

[4] J. LAENEN, Introduction à l’histoire paroissiale du diocèse de Malines. Les institutions, Bruxelles, 1924, p. 197.

[5] LAENEN, op. cit., p. 196-197.

[6] Paul BERTHOLET, De la chapelle à la paroisse de La Reid en passant par la vice-cure, in Terre de Franchimont, n° 43, juin 2015, p. 33.

[7] Ph. DE LIMBOURG, Monographie de l’église St-Alexandre et St-Hermès à Theux, 1874, p. 6.

[8] Le terme « tenant » vient de « tenir » et signifie « celui qui tient en main », qui s’occupe de.

[9] Ph. DE LIMBOURG, Monographie de l’église St-Alexandre et St-Hermès à Theux, 1874, p. 70.

[10] De LIMBOURG, op. cit., p. 70-71.

[11] Nicole HANSENNE-PEREMANS, L’assistance dans la principauté de Liège au XVIIIe siècle, in Leodium, tome 62, 1977, p. 7.

[12] De LIMBOURG, op. cit., p. 72.

[13] Nicole HANSENNE-PEREMANS, L’assistance dans la principauté de Liège au XVIIIe siècle, in Leodium, tome 62, 1977, p. 12-13.

[14] Nicole HANSENNE-PEREMANS, L’assistance dans la principauté de Liège au XVIIIe siècle, in Leodium, tome 62, 1977, p. 14.

[15] Nicole HANSENNE-PEREMANS, L’assistance dans la principauté de Liège au XVIIIe siècle, in Leodium, tome 62, 1977, p. 9.

[16] Nicole HANSENNE-PEREMANS, L’assistance dans la principauté de Liège au XVIIIe siècle, in Leodium, tome 62, 1977, p. 85.

[17]Daniel ZAMORA, Histoire de l’aide sociale en Belgique, in Politique, n°74, 2021.