5. La rupture: la vie monastique, pauvreté et travail manuel
comme Jésus à Nazareth
Le 15 janvier 1890, à sept heures du soir, après avoir passé la journée à dire adieu à sa chère cousine et à l’abbé Huvelin, Charles de Foucauld prend le train, quitte Paris et tous ceux qu’il aime pour la Trappe de Notre-Dame des Neiges, en Ardèche (photo ci-dessous avec le Père abbé actuel). C’est « le jour du plus grand sacrifice », celui qui consiste à rompre « pour toujours » avec sa famille et tous ceux qui lui sont chers. Il a 32 ans.
« Le plus grand sacrifice pour moi, si grand que tous les autres n’existent pas après de lui et deviennent du néant, c’est la séparation pour jamais d’une famille adorée et d’amis très peu nombreux mais auxquels mon cœur est attaché de toutes ses forces… combien il me coûte de penser que je ne vous verrai plus. » (Lettre à H. Duveyrier, 24/04/1890)
Six mois plus tard, le 28 juin 90, nouvel éloignement et nouvelle rupture, il quitte la France, définitivement dans son esprit : il s’embarque à Marseille pour la Syrie et la Trappe d’Akbès.
Pourquoi la Trappe ? La Trappe lui a semblé le seul Ordre religieux correspondant à son idéal de vie pauvre et dans le travail manuel, comme Jésus à Nazareth. « Chacun sait que l’amour a pour premier effet l’imitation ; il restait donc à entrer dans l’Ordre où je trouverais la plus exacte imitation de Jésus. Je ne me sentais pas fait pour imiter sa vie publique dans la prédication ; je devais donc imiter la vie cachée de l’humble et pauvre ouvrier de Nazareth. Il me sembla que rien ne me présentait mieux cette vie que la Trappe. » (Lettre à H. de Castries,14 août 1901)
Pourquoi Notre-Dame des Neiges ? Parce que cette abbaye avait la réputation d’être la plus pauvre et éloignée de tout, dans la montagne d’Ardèche. Mais surtout, c’est parce que cette Abbaye vient de fonder en Syrie un prieuré encore plus pauvre, d’après l’abbé Huvelin.
Frère Marie-Albéric restera trappiste pendant sept ans, une des plus longues périodes de stabilité dans la vie mouvementée de Charles de Foucauld.
Akbès, à 18 heures de cheval, soit une centaine de km de la côte, c’est un « ensemble de maisonnettes en planches et en roseau, couvertes de chaume… très serrées les unes contre les autres par crainte des incursions et des voleurs… La maison se compose d’une vingtaine de religieux et d’une quinzaine d’orphelins de cinq à vingt ans ; il y a au moins dix ou quinze ouvriers qui sont abrités par nous ; enfin, les hôtes dont le nombre varie. » (Lettre à sa sœur, 1891)
On vit rudement dans ces montagnes (600 m. d’altitude) de la région d’Alep ; on aménage le site et le nouveau monastère, Notre-Dame-du-Sacré-Cœur. Bref, on s’installe et cela va à l’opposé de son aspiration. Il constate rapidement l’écart entre les conditions de vie de la population et celles des moines. Quatre mois après son arrivée, il écrit : « Nous sommes pauvres pour des riches, mais pas pauvres comme l’était Notre-Seigneur, pas pauvres comme je l’étais au Maroc. » (Lettre à l’abbé Huvelin, 30/10/90)
Et puis, il n’a pas facile avec les autres moines : « On aime si peu la sainte pauvreté autour de moi… on est si peu désireux de suivre Notre-Seigneur… je vois l’esprit mondain installé au milieu de nous. » (Lettre à l’abbé Huvelin, 14/06/93 et 8/7/93)
L’année suivante, ce sont des changements dans le Règlement de vie des Trappes, décidé par l’Ordre, qui l’irritent par les accommodements introduits, par exemple, en matière de repas ou d’études pour les prêtres. Bref, fin 1893, il conclut : « on ne fera que s’écarter davantage et de plus en plus de la pauvreté, de l’humilité, de cette petite vie de Nazareth que je suis venu chercher, dont je suis infiniment loin d’être détaché, et que je suis navré de voir Notre-Seigneur mener seul sans qu’aucune âme, aucune réunion d’âmes dans l’Eglise songe aujourd’hui à la mener avec lui… » (Lettre à l’abbé Huvelin, 22/09/93)
Si personne n’y songe, lui envisage de « former une petite congrégation pour mener cette vie, pour vivre uniquement du travail de nos propres mains, comme faisait Notre-Seigneur qui ne vivait pas de quêtes, ni d’offrandes, ni du travail d’ouvriers étrangers qu’il se contentait de diriger (comme ce que lui et d’autres moines devaient faire) ? Ne pourrait-on pas trouver quelques âmes pour suivre Notre-Seigneur en cela, pour le suivre en suivant tous ses conseils…une vie de travail et de prières… Est-ce un rêve ceci, Monsieur l’Abbé, est-ce une illusion du démon ou est-ce une pensée ou une invitation du Bon Dieu ? » (Lettre à l’abbé Huvelin, 22/09/93) Son directeur lui demandera d’attendre, de ne plus en parler et de se laisser prendre entièrement par la vie de la Trappe. Tiraillé entre deux obéissances, celle à son directeur et ses supérieurs, celle aux motions venues de Dieu, Charles de Foucauld patientera jusqu’en 1896. Il doit alors se décider à prononcer ou non ses vœux solennels, prévus l’année suivante. En juin 96, il reçoit de l’abbé Huvelin l’autorisation de demander à quitter la Trappe.
Abbé Marcel Villers