10. Le testament: l’Union des défricheurs
Le 11 juin 1913, le Père de Foucauld débarque à Marseille avec Ouksem, un jeune Touareg, qu’il connaît depuis sept ans (photo ci-contre). Pendant trois mois et demi, il va lui faire visiter la France et rencontrer sa famille et ses amis. Le père de Foucauld, « en attendant que des laïcs et des prêtres viennent vivre l’existence quotidienne des Touaregs, voulait que l’inverse puisse se réaliser, qu’une hospitalité réciproque s’établisse. » (Six J.F., Le testament de Charles de Foucauld, 2005, p.86) « Ouksem n’a pas cessé un instant d’être en bonne santé, de bonne humeur, sans apparence de tristesse ni de mal du pays. Tous ceux qu’il a vus ont été pour lui de la plus extrême bonté. Il a visité écoles, hôpitaux, couvents, et il en verra d’autres encore ; il a toujours vécu de la vie de famille parmi les miens. » (Lettre au Père Voillard, 13/07/1913)
C’est le troisième (5 premiers mois de 1909 ; 5 mois début 1911) et dernier voyage (7 mois de juin à décembre 1913) en France que le Père de Foucauld effectue depuis qu’il est installé à Tamanrasset. Lui qui avait quitté sa famille et la France pour toujours, qui a toujours voulu la clôture, le voilà qui s’est mis à voyager. Son souci, et c’est ce qui l’amène à faire ces voyages en France, c’est la fondation « d’une confrérie pour l’évangélisation des infidèles de nos colonies » (Lettre à G.Tourdes, 16/08/1913), et qu’il baptise l’Association des Frères et Sœurs du Sacré-Cœur.
De quoi s’agit-il ? D’une conviction forte chez le Père de Foucauld, mais peu partagée de son temps : « Il faut faire d’eux (les peuples du Sahara ; plus généralement ceux des colonies françaises) intellectuellement (d’où l’instruction, les écoles) et moralement nos égaux, ce qui est notre devoir. N’était-ce pas le but déclaré de la colonisation ? De plus, le thomisme de l’époque pensait que le développement de l’intelligence est un pont pour accéder à la foi. D’autre part, tous les esprits sont faits pour la vérité, écrira le Père de Foucauld. Le développement d’une morale naturelle est, à ses yeux, une avancée vers la foi chrétienne. « J’appelle de tous mes désirs la venue, parmi ces enfants de la France que sont les Musulmans de notre Afrique, d’évangélisateurs ecclésiastiques et laïcs, venant non pas prêcher mais montrer en eux la vie chrétienne et aimer le prochain que sont les infidèles comme eux-mêmes, en faisant de leur salut l’œuvre de leur vie, en cherchant à sauver leurs âmes comme ils cherchent à sauver leur propre âme. Comme vous, j’ai rêvé d’une association clérico-laïque pour travailler au salut des âmes. J’ai fait plus qu’en rêver, j’en ai fait un projet qui a été envoyé à Rome. » (Lettre à J. Hours, 12/10/1912)
L’évangélisation prend alors un sens particulier, en contraste avec la plupart des conceptions missionnaires de l’époque. Pour les Touaregs, « il faudrait de bons prêtres en assez grand nombre non pour prêcher : on les recevrait comme on recevrait dans les villages bretons des Turcs venant prêcher Mahomet, et plus mal, barbarie aidant ; mais pour prendre le contact, se faire aimer, inspirer estime, confiance, amitié, opérer un rapprochement entre la population et eux, défricher la terre avant de semer ; il faudrait ensuite de bons chrétiens laïcs des deux sexes pour remplir le même rôle, entrer là où le prêtre ne peut guère entrer, surtout chez les musulmans, donner l’exemple des vertus chrétiennes, montrer la vie chrétienne, la famille chrétienne, l’esprit chrétien. » (Lettre à Fitz-James, 11/12/12)
Pour soutenir cette action d’évangélisation, au Sahara et plus largement dans les colonies de la France, il constitue une confrérie, « l’Union coloniale catholique ». Les membres de la confrérie, créée pour soutenir « l’œuvre de conversion des infidèles », s’engagent à réaliser trois buts. Vivre l’Evangile, « imiter Jésus est le premier but ; il concerne la conversion personnelle, conversion quotidienne à travers des actes qui se réfèrent au Jésus des Evangiles (selon ce qu’il en indique dans Le Modèle Unique, un portrait de Jésus formé de phrases tirées des évangiles). Le second but manifeste la vie de foi centrée sur « Jésus dans l’Eucharistie ». Le troisième a trait à l’évangélisation. » (Six, Le testament, p. 69) Ces trois buts sont aussi ceux de sa vie et caractériseront ses disciples.
Ce que Ch. de Foucauld met au point et dont le lancement va occuper ses dernières années (1908-1916), est une création originale. En effet, l’Union n’est pas une congrégation religieuse, ni un tiers-ordre, ni une confrérie au sens strict. Il s’agit d’une association où, en adhérant, l’on contracte librement des obligations d’ordre spirituel. Projet original pour l’époque (avant 14) où tout est vu en termes de congrégations religieuses et où on ne songerait pas à mêler prêtres, laïcs et religieux. Voilà qui serait le testament du Père de Foucauld. Voilà en tous cas la seule œuvre qu’il ait créée et lancée lui-même en recrutant, lors de son dernier voyage en France (fin 1913), les premiers membres. L’« Union » comptait 45 membres vivants à la mort de Ch. de Foucauld. Elle se nomme aujourd’hui « la Sodalité » (du Directoire ou du Père Charles de Foucauld) et « comptait un millier de membres en 2000 : évêques, prêtres, religieux, laïcs en diaspora à travers 52 pays reliés entre eux par un bulletin. » (Six, Le testament, p.275)
« A partir de 1913, Foucauld ne se considère plus tenu par le Règlement des Petits Frères du Sacré-Cœur de Jésus : il a en effet un horaire tout à fait semblable à celui d’un clerc séculier ; il ne se livre plus à des restrictions de nourriture ni à des jeûnes excessifs ; il n’a plus d’emblème (le cœur et le croix) sur sa tunique ; il ne signe plus frère Charles de Jésus, mais Charles de Foucauld… Il n’y a plus de clôture qui tienne, ni même d’insigne pour le singulariser ; il est un homme orienté vers une vie de témoin de l’Evangile dans le milieu qui est devenu le sien. » (Six, Le testament, p.194-195)
Le 1er décembre 1916, en fin d’après-midi, une quarantaine de pillards touareg ralliés à la cause sénoussie entourent silencieusement le fortin où le Père de Foucauld habite depuis quelques mois seulement. Un d’entre eux, connu du Père, lui annonce le courrier. Le Père de Foucauld entrouvre et tend le bras. Directement, il est saisi et tiré dehors. Ligoté, il est agenouillé dans un coin en attendant la fin du pillage du fort et d’être emmené comme otage. Un cri : deux méharistes, le vrai courrier, approchent. Son jeune garde, un gamin de 15 ans, affolé, appuie sur la gâchette et ainsi meurt le Père de Foucauld.
Abbé Marcel Villers