7. Le grand tournant : être prêtre pour donner le banquet aux plus délaissés
La persécution contre les Arméniens fait surgir chez Ch. de Foucauld une autre pensée, le désir de devenir prêtre. « Au plus fort de la persécution arménienne, j’aurais voulu être prêtre, savoir la langue des pauvres chrétiens persécutés, et pouvoir aller, de village en village, les encourager à mourir pour leur Dieu. »
C’est avec au cœur le désir de partager la vie des pauvres, des persécutés, que naît pour la première fois le désir d’être prêtre. « Le sacerdoce lui permettrait, se dit-il, de partager réellement la vie, les misères et les souffrances des gens de ce pays. Il voudrait être totalement inséré dans ce pays, connaître la langue des gens, participer à leurs persécutions, les aider à témoigner concrètement dans leur vie, dans leurs souffrances, dans leur mort, de Jésus-Christ persécuté, mort, donné à tous. Il voudrait être parmi ces chrétiens qui, par leur mort, témoignent, au coeur même d’un pays non-chrétien, du Christ. » (Six JF., Vie de Charles de Foucauld, 1962, p. 62-63)
Quatre ans plus tard, « le dimanche 9 juin 1901, Charles de Foucauld est ordonné prêtre dans la chapelle du Grand Séminaire de Viviers (diocèse où se situe l’Abbaye de Notre-Dame-des-Neiges), par un évêque qui avait été missionnaire en Iran, Mgr Montety. Il a 43 ans. Le soir même, il regagnait la trappe de Notre-Dame-des-Neiges… où il arrive vers minuit ; il demeure en adoration devant le Saint-Sacrement durant toute la nuit jusqu’à sa première messe. » (Six JF., Vie de Charles de Foucauld, 1962, p. 80)
Il vient de passer trois ans à Nazareth où il a vécu « à l’ombre d’un couvent » de Clarisses, au fond du jardin. Partageant son temps entre la méditation, le plus souvent écrite (1500 pages), des Evangiles, les offices à la chapelle des Sœurs et les petits travaux ou services demandés par les religieuses.
Il est venu à Nazareth pour vivre la vie cachée de Jésus, dans la pauvreté et l’abjection, comme il aimait à dire, dans la solitude et la prière. Il prend alors le nom de Frère Charles. C’est probablement la période de sa vie « qui ressemble le moins à la vie qu’a effectivement menée Jésus à Nazareth. » (Chatelard, p. 80) Car où a-t-il été chercher « que Jésus vivait dans une stricte clôture avec Marie et Joseph ? ayant le moins de relation possible avec le voisinage ? et qu’il travaillait huit heures par jour ? » (Chatelard, p. 81-82) Mais il est heureux : « Je jouis à l’infini d’être pauvre, vêtu en ouvrier, domestique, dans cette basse condition qui fut celle de Jésus Notre-Seigneur. » (Lettre à R. de Blic, 25/11/97)
Sa réputation de sainteté le fait appeler à Jérusalem par l’abbesse des Clarisses, Mère Elisabeth, curieuse de voir ce phénomène. Charles de Foucauld s’y installe en septembre 1898. Femme forte et de caractère, Mère Elisabeth veut « lui faire quitter sa blouse bleue, l’habiller en religieux le voir prêtre et en faire l’aumônier des Clarisses. Elle veut aussi qu’il accueille des compagnons et estime qu’à quarante ans, il est temps de sortir de la vie de Nazareth pour passer à celle d’ouvrier apostolique. » (Chatelard, p. 95) Il restera cinq mois à Jérusalem, menant la vie de domestique des Sœurs, avant de revenir à Nazareth, où il rédigera sa Règle (c’est la seconde, après celle de juin 1896, pour « les petits frères de Jésus ») pour les Ermites du Sacré-Cœur (1899) avec toujours le même but (qu’en 96) : mener la vie de Nazareth au milieu des non-chrétiens. Mais un nouvel accent apparaît, indice du grand tournant qui est en train de s’opérer : être sauveur, se dévouer au salut des âmes. « Toute la vie des Ermites du Sacré-Cœur s’exprime en un double et unique rythme, le temps de l’intimité profonde avec Jésus, et le temps où l’on va porter aux autres le mystère de Jésus. » (Six JF., Vie de Charles de Foucauld, 1962, p. 77) Il quitte définitivement la Terre Sainte pour la France le 8 août 1900 où il vient se préparer à l’ordination. « Ce qu’il veut, c’est porter Jésus, c’est-à-dire porter partout l’amour de Jésus… C’est alors qu’il prend pour devise « Jesus caritas », un cœur surmonté d’une croix, Jésus sauveur par la croix, Jésus qui aime tous les hommes et se donne d’amour à tous. » (Six JF., Vie de Charles de Foucauld, 1962, p. 78-79) Il écrit à l’abbé Huvelin qu’il souhaite être ordonné prêtre comme « ermite-missionnaire ».
Le 29 septembre 1900, il retrouve la Trappe de Notre-Dame-des-Neiges pour s’y préparer à recevoir les ordres.En décembre 1900, lors de sa retraite de sous-diaconat, il écrit qu’il veut fonder : « les ermites du Sacré-Cœur en Terre Sainte d’abord, puisque c’est le pays de Jésus… à Béthanie, parce que c’est un des plus saints des lieux saints, et le plus abandonné… puis, s’il plaît à Dieu, dans l’Afrique saharienne, où tant et tant d’âmes sont sans évangélisateurs. » (Retraite préparatoire au sous-diaconat, décembre 1900)
Une profonde évolution se produit pendant ces mois passés par Charles de Foucauld à Notre-Dame-des-Neiges. « C’est une rupture radicale, une rupture comparable à la grande rupture qu’avait été la conversion. C’est une mutation brusque par rapport à son proche passé et à ses idées antérieures. Son proche passé, c’est cette suite de quinze années monastiques (1886-1900). Ses idées actuelles, c’est le projet d’une première présence en Terre sainte, puis d’une seconde au Sahara. Très rapidement, Charles de Foucauld va abandonner l’idée de s’implanter en Palestine ; et abandonner, en même temps, l’idée d’être ermite (il corrige la Règle de 99 où il remplace « ermites » par « petits frères », « Nazareth » -dans la première règle- ou « ermitage » par « fraternité » pour parler de leur maison ; et ajoute à plusieurs endroits l’adjectif « universel » dans charité universelle ou ami/frère universel). Ce qu’il veut maintenant, c’est aller là où les hommes sont les plus abandonnés. » (Six JF., Vie de Charles de Foucauld, 1962, p. 80)
« Mener cette vie de Nazareth, non pas en Terre Sainte, tant aimée, mais parmi les hommes les plus malades, les plus délaissés… Le divin banquet dont je devenais le ministre, il fallait le présenter, non aux parents, aux voisins riches, mais aux boiteux, aux aveugles, aux pauvres, c’est-à-dire aux âmes manquant le plus de prêtres. » (Lettre à l’abbé Caron, 08/04/1901)
« Au moment de son ordination, Charles de Foucauld se sent plus spécialement appelé par les hommes qui sont le plus éloignés de l’Evangile… Il est happé par les non-chrétiens, et il veut leur répondre de tout son amour. Il y a ainsi en Ch. de Foucauld deux extrêmes : l’amour absolu de Dieu (dont sa conversion et son engagement à la Trappe témoignent – les 15 premières années après sa conversion) et l’amour absolu des hommes les plus éloignés de Dieu (les 15 années qui viennent) ; ces deux extrêmes se rejoignent à partir de l’ordination sacerdotale. » (Six, Vie, p. 81)
Abbé Marcel Villers