8. La fraternité universelle : la zaouïa de Béni-Abbès
Il est 4h30 du matin, le 29 août 1902, on tambourine sur la porte, quelqu’un appelle le marabout. Celui-ci termine sa messe et sort. « Je célèbre la sainte messe à laquelle personne n’assiste en semaine, avant le jour pour n’être pas trop dérangé par le bruit et faire l’action de grâces un peu tranquille, ; mais j’ai beau m’y prendre de bonne heure, je suis toujours appelé trois ou quatre fois pendant l’action de grâces. » (Lettre à Marie de Bondy, 29/08/1902) Nous sommes dans un autre monde, à Béni-Abbès, où le Père de Foucauld est arrivé le 28 octobre 1901.
Béni-Abbès est la principale oasis d’un chapelet d’oasis sahariennes qui s’étire le long de la frontière du Sud-Marocain. La population de cette région de la Saoura est faite essentiellement de haratins, noirs islamisés qui vivent de dattes et de mil, souvent pillés par des bandes de marocains qui raflent moissons et esclaves.
Béni-Abbès abrite 130 familles au milieu d’une forêt de 6000 palmiers et une garnison de 800 hommes, dont 200 français. On est encore en pleine « pacification » du Sahara, placé sous régime militaire. Il y a encore « deux commerçants espagnols et six à dix juifs marchands ou ouvriers (sans leur famille). » (Lettre à Mgr Guérin, 04/02/1902) Il y a donc une certaine pluralité de religions.
On comprend alors cette citation du Père de Foucauld souvent reproduite : « Ma petite demeure s’appelle la fraternité du Sacré-Cœur de Jésus… Je veux habituer tous les habitants, chrétiens, musulmans et juifs et idolâtres, à me considérer comme leur frère – le frère universel… » (Lettre à Marie de Bondy, 07/01/1902) Il voudrait qu’on l’appelle « frère Charles », mais cela ne sera jamais le cas. « On ne connaîtra que le marabout. Ce mot français, d’origine arabe, sert à désigner, parmi les musulmans, les lettrés en religion et les hommes de Dieu… L’étymologie du mot évoque l’idée de « lier ensemble », d’attacher à une personne ou à un lieu comme le français « religieux » (reliés). Le Père de Foucauld se satisfera de cette appellation et l’utilisera lui-même. » (Chatelard, p. 147-148)
A Béni-Abbès, le Père de Foucauld vit dans un ensemble de bâtiments sommaires que les soldats lui ont construit. Il se trouve « à 400 m. du camp (militaire) et 800 du ksar (bourg fortifié), assez solitaire pour être recueilli, assez à portée pour que les chrétiens puissent aller à la chapelle, les musulmans demander l’aumône ou d’autres secours… Une chapelle a été construite, et depuis le 2 décembre (1901), le Saint-Sacrement est en permanence dans le tabernacle ; … les Français de la garnison sont assez fervents pour qu’à Noël, le Très Saint-Sacrement ait pu être exposé toute la journée devant des adorateurs toujours assez nombreux… Chaque soir, un certain nombre de soldats viennent à la chapelle faire leur prière du soir… Les indigènes viennent à toute heure demander l’aumône, d’autres viennent faire des visites amicales. » (Lettre à Mgr Guérin, décembre 1901)
La Fraternité du Sacré-Cœur, il la veut conforme à ce qu’il écrivait dans sa Règle (de 99 corrigée en 1900-1901 à Notre-Dame-des-Neiges) : « les petits frères ne feront acception de personne… Que leur universelle et fraternelle charité brille comme un phare ; que nul, même pécheur ou infidèle, n’ignore, bien loin à la ronde, qu’ils sont les amis universels, les frères universels, consumant leur vie à prier pour tous les hommes sans exception et à leur faire du bien ; que leur fraternité est un port, un asile où tout humain surtout pauvre ou malheureux est à toute heure fraternellement invité, désiré et reçu, qu’elle est, selon son nom, la maison du Sacré-Cœur de Jésus, de l’amour divin rayonnant sur la terre, de la charité brûlante, du Sauveur des hommes. » (Constitutions des Petits Frères du Sacré-Cœur de Jésus, article XXX)
Et c’est ce qui se réalise : « de 4h30 du matin à 8h30 du soir, je ne cesse de parler et de voir du monde : des esclaves, des malades, des soldats, des voyageurs, des curieux… Tous les jours, des hôtes à souper, coucher, déjeuner ; … j’ai entre 60 et 100 visites par jour… Trois ou quatre esclaves viennent chaque jour manger ici, il y a du pain et des dattes pour eux ; ils mangent dans la cour puis s’en vont… les hôtes font leur cuisine eux-mêmes ; je leur donne de l’orge, du sel, des ustensiles de cuisine… Pour les malades, je fais ce que je puis… chaque fois que quelqu’un est gravement malade en allant le voir chaque jour… » (Lettres de 1902 à Marie de Bondy et à Mgr Guérin- voir : Lepetit, Plus loin sur la piste, pp. 76-77) Puis, il y a la multitude d’enfants orphelins ou abandonnés pour lesquels il espère faire venir des religieuses afin de leur donner la classe et assurer leur éducation. En attendant, il s’occupe de quelques orphelins.
Il y a aussi les militaires français, qu’il reçoit, confesse et conseille. Il donne aussi des conférences religieuses. Il est aussi l’aumônier de la garnison et il sera aux côtés des soldats, d’un autre poste, blessés suite à une attaque d’insurgés. Il s’est lancé dans la préparation aux sacrements pour les militaires chrétiens, et surtout le catéchuménat où il inscrit quelques esclaves recueillis par ses soins. Il a pris le temps de rédiger une sorte de guide pour la catéchèse : « L’Evangile présenté aux pauvres nègres du Sahara. » Il vise clairement les esclaves, qui sont, en effet, pratiquement tous des noirs capturés enfants lors des expéditions dans le Sud du Sahara.
L’esclavage est pour le Père de Foucauld la plaie de ces territoires du Sahara, le scandale par excellence. On retrouve les accents de sa colère à l’époque des massacres d’Arméniens. Le sort des esclaves, il y en a au moins un dans chaque famille de l’oasis, est affreux et révolte le Père de Foucauld. « Travail excessif, le bâton chaque jour, pas de nourriture ni de vêtements, et s’ils tentent de s’enfuir, on les poursuit à coups de fusil et, s’ils sont repris vivants, on les mutile en les rendant boiteux des deux jambes. » (Lettre à H. de Castries,15/01/02)
Il écrit à Mgr Guérin, Père blanc, préfet apostolique du Sahara et donc son évêque : « Je suis prêt à faire faire des interpellations à la Chambre ou au Sénat, par des députés ou sénateurs catholiques… » (Lettre à Mgr Guérin,02/02/02) A un ami, en France, il se déchaîne avec des accents prophétiques : « Malheur à vous, hypocrites, qui mettez sur les timbres « liberté, égalité, fraternité » et qui rivez les fers des esclaves, qui punissez le vol d’un poulet et permettez celui d’un homme… nous n’avons pas le droit d’être des sentinelles endormies, des chiens muets…c’est Jésus qui est dans cette douloureuse condition. » (Lettre à Dom Martin, 07/02/02)
Il n’y a que quatre mois qu’il est arrivé à Béni-Abbès. Et il s’engage, mais on le priera de se taire. L’armée gouverne le Sahara et ne touche pas à l’esclavage tant que la zone n’est pas pacifiée ; l’Eglise est mal placée, les Pères blancs sont seulement tolérés dans l’espace saharien et puis la tension est forte entre la République et l’Eglise en ces années 1900-1905 où sont votées les lois d’interdiction des congrégations, puis la séparation Eglise-Etat.
Le Père de Foucauld se pliera aux recommandations de Mgr Guérin, mais il aura tout de même racheté huit esclaves, un à un. Le dernier, un enfant noir de trois ans et demi qu’il baptise et nomme Abd Jesu (photo ci-contre). Marie de Bondy, sa chère cousine, sera sa marraine et l’abbé Huvelin, son parrain. L’argent sera fourni par sa famille.
Lorsque Charles de Foucauld avait exploré le Maroc, il avait connu l’hospitalité des zaouïas. Il connaît aussi la faveur dans laquelle on les tient en Afrique du Nord. « Quand il songe à établir un monastère en terre d’Islam, à Béni-Abbès, il l’imagine, non pas à la manière occidentale, … mais comme un « monastère-zaouïa », un « Nazareth » qui soit à la fois un ermitage et un centre d’hospitalité… Au fond, il veut faire pour ceux qu’il a rencontrés au Maroc ce qu’ils ont fait pour lui ; ils l’ont aidé à découvrir Dieu et lui ont offert l’hospitalité. Il revient vers eux -Béni-Abbès est proche de la frontière marocaine- et veut à son tour leur donner Dieu et du pain ; il veut être au milieu d’eux permanent de la prière et frère accueillant à tous… Ce qu’il réalise, ce n’est pas un monastère clos -même s’il ne cesse de penser et construire le mur de clôture qu’il n’achèvera jamais- et pas non plus un simple centre d’accueil. Il veut réaliser la réunion de l’amour envers Dieu et envers tous les hommes… Il désire, d’un seul tenant, vivre le double pôle de la charité… La zaouïa qu’il fonde est une zaouïa de prière et d’hospitalité. » (Six, Vie, p. 86-87)
Abbé Marcel Villers