Écoutez-le
Si vous passez par Reims, vous ne pouvez manquer de vous diriger vers la cathédrale Notre-Dame et d’en faire au moins le tour pour découvrir l’ange au sourire. Il se situe sur la façade ouest, sur la droite du portail. Cette petite merveille vaut à elle seule le déplacement. « Je ne peux imaginer un chrétien qui ne sache sourire. Cherchons à donner un témoignage joyeux de notre foi », tweetait François en janvier 2014 déjà !
Cette semaine, avons-nous souri, voire ri, avec quelqu’un ? J’espère que oui car même au téléphone, il y a moyen de partager de la gaieté. Nous aurons ainsi fait mentir l’adage « un jour sans rire, un jour de perdu ». Ainsi, surtout, nous aurons montré notre fidélité à Jésus, le sourire du Père ! Le carême, par le jeûne, est bien un temps de grâce donné pour vivre mieux notre foi. Mon propos de la semaine dernière, en écho de la Parole, évoquait le caractère libérant et thérapeutique du rire et surtout insistait sur l’équilibre à retrouver pour tout notre être, corps et esprit. « La grâce présuppose la nature » écrivait Thomas d’Aquin. Dans notre nature humaine, nous ne saurions faire impasse sur notre corps. Toutefois, notre tradition nous incline à en faire un compagnon de route sans en faire notre maître. Le sculpter à outrance, être obsédé par sa santé ou encore répondre à toutes ses sollicitations ne peut nous rendre plus libre ni heureux. Toutefois, notre corps parle et nous indique des choses essentielles notamment sur notre vie intérieure, psychologique et spirituelle. Le jeûne, comme bien d’autres dimensions, passe également par le corps pour nous renouveler au plus profond. Frère Luc de Taizé déclare : « C’est un paradoxe : se priver sert à retrouver le bon goût des choses et à les apprécier. Beaucoup vivent dans les habitudes de satiété, courant après un nouveau stimulus… Le jeûne vient rompre cette surenchère, au profit d’une relation qui nourrit vraiment ».
Selon l’Évangile de Marc (9.2-10), Jésus est transfiguré sur la montagne. « Ses vêtements devinrent resplendissants, d’une blancheur telle que personne sur terre ne peut obtenir une blancheur pareille. » Nous ignorons les détails de cette métamorphose : comment le corps de Jésus a participé à cette révélation. Toutefois, le message a été saisi par les trois témoins privilégiés. Le vêtement renvoie à la personne toute entière. La couleur blanche est la couleur des hommes libres de l’époque. Ainsi, Pierre, Jacques et Jean auront été préparés à l’événement de la résurrection mais ils auraient déjà intégré ce jour-là que Jésus est bien le Christ, celui qui est « le Fils bien-aimé ». Il est un être de lumière et de liberté qui rayonne de présence, de présence divine. De même qu’au désert, la nuée, lumineuse la nuit, s’approchait de la Tente de la rencontre où Moïse se rendait (Ex 23,16 & 33, 7-9), de même Dieu s’approche des disciples au travers de Jésus. « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le. » Nous ne recevons donc plus des instructions comme au temps de l’Exode mais le cadeau d’une personne concrète, pour nous accompagner et nous guider sur notre propre chemin de vie et d’accueil de la grâce. « Garde-toi donc de préférer à Dieu même les grands dons de Dieu qu’il t’accorde, nous met en garde Augustin d’Hippone (Sermon 2 sur l’Écriture), s’il veut te les enlever, ne cesse point de l’honorer, car on doit aimer Dieu gratuitement. Et quelle plus douce récompense peut nous venir de Dieu que Dieu lui-même. » À travers Jésus, Dieu lui-même se donne à aimer comme Père. Si le Christ nous est enlevé, c’est que nous ne pouvons mettre la main sur le Seigneur. Seule la foi nous mène à un amour purifié. Elle-même n’est-elle pas une grâce à toujours demander, une manne que nous ne pouvons thésauriser ?
Étrangement, notre carême nous enrichit spirituellement tout en nous dépouillant des cadeaux de Dieu ! Je dirais de manière prosaïque que faisant l’aumône de Dieu, nous en devenons nous-même plus lumineux. Ainsi va notre route vers la sainteté.
Cette année encore, notre carême se superpose à un temps de privation dû au déconfinement. Tous, nous sommes en manque de contacts familiaux et sociaux, de proximité et bien sûr d’usage de la liberté de vaquer à notre guise. À l’heure actuelle, ce jeûne social génère des réactions notamment chez les plus jeunes. En plus, n’oublions jamais que le travail et l’expression artistique sont fortement mis à mal, plongeant nombre de personnes et de familles dans l’incertitude et la précarité. Le théologien Christophe Theobald, que j’apprécie fort par ailleurs vient de publier : Et le peuple eut soif. Lettre à celles et ceux qui ne sont pas indifférents à l’avenir de la tradition chrétienne, chez Fayard. Au-delà de la pandémie, il évoque la crise de la foi. Largement, dit-il, le manque attise la soif en nous. L’épisode de Massa (épreuve en hébreu) et Meriba (réclamer et chercher querelle) est révélateur de cette dynamique qui renvoie à l’essentiel. La mise en question et la mise à l’épreuve travaillent la question chez les croyants : « Le Seigneur est-il au milieu de nous, oui ou non ? » Le rocher frappé par le bâton de Moïse se révèle être une source. Rocher, montagne, lieu de la rencontre mais aussi de la dureté de l’absence et du manque. Le symbole joue sur les deux faces. À la transfiguration, c’est pareil, je l’ai évoqué plus haut. Jésus révèle le Seigneur inaccessible mais prépare son propre départ.
« Comme les Israélites dans le désert du Néguev, nous éprouvons le manque de manière très aiguë dans le désert de la pandémie » partage Theobald. « Celui-ci peut susciter des protestations à l’endroit de nos gouvernants (nous y sommes, NDLR) mais aussi des questions fondamentales qui se résument en une seule : de quoi avons-nous vraiment soif ? Notre soif profonde, ce temps de traversée nous en fait prendre conscience, est la présence corporelle de l’autre, ici et maintenant. Le corps, ce sont les gestes élémentaires de nos rencontres, quand nous embrassons par exemple, quand nous percevons dans le moindre mouvement de l’autre son intériorité. Oui, nous vivons de « présences réelles. »
Selon nos joyeux témoins, Frère Luc et Christophe Theobald, l’enjeu au travers de la pandémie comme du carême est de ne pas passer à côté de l’occasion d’une possible ouverture intérieure créée par le manque effectif et/ou choisi. « Qu’est-ce qui est le plus vital et essentiel dans ma vie ? Telle est bien la question centrale du carême », affirme le second.
Comme Pierre et les autres, nous serons prompts à répondre : « Toi, Seigneur ! » Comme lui, nous serions prêts à dresser des tentes pour bénéficier de l’auguste présence… Toutefois, si l’adoration de notre source de lumière est légitime et indispensable, nous ne saurions la mettre sur pause. Le meilleur moyen de nourrir notre attachement au Seigneur est de redescendre dans la vallée. Portée au plus secret de notre cœur, sa lumière est la clé pour en disposer et la partager. Bénéficier de l’intimité du Seigneur est un cadeau unique mais nous ne serons jamais seuls à jouir de cette grâce. La présence du trio devant Jésus sur la montagne nous le rappelle. Un autre joyeux frère dans la foi, Jacques Boldo, m’avait enseigné, il y a bien des années, lors de nos réunions de prière à Spa, que toute grâce reçue est destinée à être partagée. C’est vrai, j’en ai fait l’expérience, il y a encore une semaine. Suite à une question de notre « petit Bas » comme dit Françoise Monville, la catéchiste, j’ai partagé ma foi en la résurrection et me suis senti poussé à raconter deux expériences de Dieu à Beauraing et à Jérusalem. Notamment pour indiquer que c’est Dieu qui a toujours l’initiative de nous surprendre. Ah, quand un enfant vous pousse dans vos retranchements ! Il ne s’agit plus de parler à un enfant comme un enfant, il ne s’agit plus de parler sur Dieu mais de dire en vérité, en balbutiant, notre vie avec Dieu, comme enfant de Dieu.
« Jésus leur ordonna de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. Et ils restèrent fermement attachés à cette parole… »
En ce carême qui débute, le Christ Lumière désire nous faire confiance. Il n’a de plus ardent désir que de vouloir nous partager son intimité. Comme il l’a, sans doute, déjà fait par le passé. Il le fera encore dans l’avenir jusqu’au temps bienheureux de la communion éternelle. Un jour, notre corps physique nous entraînera dans le dépouillement ultime en ce monde : ce sera alors l’heure de vivre dans ce corps glorieux que le Seigneur nous prépare. Que sera effectivement ce corps ? Je ne sais pas, comme je l’ai dit au jeune Ruby. En fait, les Évangiles n’en disent pas trop non plus, ni à la Transfiguration ni dans les récits post résurrection. Seulement, l’essentiel est livré ici et là : les apôtres et les disciples ont fait l’expérience du Seigneur Christ vivant !
Du ciel, revenons bien sur terre pour un chemin concret où notre corps nous permet de marcher, de sentir nos besoins les plus profonds. Avec notre visage unique, avec les marques du temps, avec un sourire, rayonnons de ce que nous sommes. Alors peut-être que, diffusant sans nous en rendre compte, l’indicible lumière (ouf pour notre humilité), notre prochain percevra mieux combien nous sommes de Dieu et enfants de Dieu. Notre Père, qui voit dans le secret, nous le rendra.
Jean-Marc,
votre curé