Nous voudrions voir Jésus
« Si tu me dis : montre-moi ton Dieu, je pourrai te répondre : montre-moi l’homme que tu es et moi, je te montrerai mon Dieu. Montre donc comment les yeux de ton âme regardent et comment les oreilles de ton cœur écoutent… » Par ces mots, Théophile d’Antioche commence un commentaire sur la première Béatitude selon saint Luc : « Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu. » Ce sont les mots que j’ai utilisés pour commencer mon homélie lors des obsèques de Joseph Belleflamme lundi dernier. D’un côté, cela me paraissait approprié puisque l’Évangile choisi par le défunt pour sa messe d’obsèques était les Béatitudes dans la version de Mathieu et qu’il n’avait pas laissé de traces des motivations de son choix. D’un autre côté, nous étions, avec la famille et la communauté au sens large, réunis pour honorer la mémoire d’un juste et rendre grâce à Dieu pour le témoin de l’Évangile que Joseph a été parmi nous. Certes, comme nous, il n’était pas parfait mais sa foi et ses convictions l’ont porté tout au long de sa vie, dans les hauts et les bas, en famille, dans sa profession de vétérinaire et dans ses nombreux engagements. Avec Joseph, regarder l’homme qu’il était pouvait mener à discerner une certaine présence de lumière qui le dépassait… « Dieu en effet est perçu par ceux qui peuvent le voir, après que les yeux de leur âme se sont ouverts… l’homme doit avoir une âme pure, comme un miroir brillant » complète saint Théophile.
Cette semaine, encore, l’Écriture nous revient avec la thématique du regard. « En ce temps-là, il y avait quelques Grecs parmi ceux qui étaient montés à Jérusalem pendant la fête de la Pâque. Ils abordèrent Philippe qui était de Bethsaïde en Galilée (cité hellénistique où les Juifs cohabitaient avec des païens de culture grecque) et lui firent cette demande : « Nous voudrions voir Jésus. » (Jn 12. 20-33). Notons que rien n’est dit de leur motivation. Nous pouvons vouloir rencontrer quelqu’un pour bien des raisons. Peut-même que l’une ou l’autre de ces raisons va nous empêcher de percevoir vraiment qui est notre vis-à-vis. Selon l’Écriture, il est une raison qui est rédhibitoire pour accéder au Seigneur : c’est l’idolâtrie. Celle-ci se caractérise par un regard et une vision faussée de la relation à l’autre. Souvenons-nous des textes de l’Exode et du Deutéronome cités la semaine dernière. Se tourner vers l’Éternel est renoncer aux faux dieux. Et contrairement à ce qu’une idée superficielle pourrait nous faire croire : il ne s’agit pas seulement de choisir la « bonne », la « vraie » religion. Les baptisés aussi sont menacés par l’idolâtrie : c’est notamment un des enjeux du combat spirituel. Simplement, allez relire mes anciens commentaires tirés de Fabrice Hadjadj (“La foi des démons ou l’athéisme dépassé”). En résumé, s’enfermer dans la spiritualité est une forme d’idolâtrie. Le Diable adore les spirituels désincarnés. Ainsi, cette année, vous comme moi pourrions vivre un carême ou une Semaine Sainte empreints de belles prières et nourris de belles célébrations sans que cela nous transforme un tant soit peu. Saint Théophile, encore, nous prévient : « S’il y a de la rouille sur le miroir, l’homme ne peut plus y voir son visage. Ainsi lorsqu’il y une faute dans l’homme, cet homme ne peut plus voir Dieu. Mais, si tu veux, tu peux guérir. Confie-toi au médecin et il opérera les yeux de ton âme et de ton cœur ».
Dans l’Évangile de ce dimanche, Jésus se montre accessible par des intermédiaires. Philippe parle à André et, ensemble, ils vont le trouver. Le témoignage d’un seul est limité, deux témoins sont véridiques -enseigne notre tradition. Je note qu’André, frère de Pierre, est sans doute plus ancien dans le compagnonnage avec Jésus et son cercle proche (Jn 1. 35-44). Il a au moins « un jour d’avance » sur Philippe. Tous, nous avons une histoire personnelle avec le Seigneur mais jamais sans le prochain. Par exemple, Joseph, cité plus haut, a partagé des heures et des heures avec son ami Paul Maystadt… avec ou sans péket. L’occasion fait le larron et les deux hommes avaient leur sens de l’humour. Bref, à l’heure où nous montons avec Jésus à Jérusalem, attention à notre regard et ayons aussi à cœur de marcher de concert avec les autres.
D’autant que Jésus est et demeure déroutant. Dans la péricope (passage) de l’évangile, sans détours, il annonce aux Grecs : « L’heure est venue où le Fils de l’Homme doit être glorifié. Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime sa vie la perd ; qui s’en détache en ce monde la gardera pour la vie éternelle. » Sans ambages, Jésus plonge ses visiteurs dans l’essentiel. S’ils sont venus par curiosité ou pour obtenir un signe ou autre chose, ils ne peuvent qu’être secoués. D’autant que Jean l’évangéliste leur fait partager, dans la foulée, le cri de Gethsémani : « Mon âme est bouleversée. Que vais-je dire ? « Père, sauve-moi de cette heure ?« Mais non… !». Surprenant Fils de l’Homme qui, au lieu de discours, partage son intimité à « des novices ». Toutefois, ne sommes-nous pas tous un peu novices comme les apôtres d’ailleurs ? Eux qui, malgré une longueur d’avance, abandonneront le Maître dans quelques heures.
S’approcher de Jésus nous plongera toujours dans quelque chose qui nous dépasse. Le don de Dieu. « Le Christ, pendant les jours de sa vie dans la chair, offrit, avec un grand cri et dans les larmes, des prières et des supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort et il fut exaucé en raison de son grand respect… » commente l’auteur de l’Épître aux Hébreux (5.7-9) qui vient de montrer que les sacrifices de la première alliance s’accomplissent dans l’unique don de Jésus. En lui et par lui, nous avons accès à la vie et à la source de la Vie.
S’approcher de Jésus nous plongera aussi dans un dépouillement nécessaire. Celui de notre ego centripète et souvent surdimensionné ! L’Évangile de ce jour nous introduit à la Passion, bien sûr, mais celle-ci débute par la scène du lavement des pieds. Jean l’évangéliste remplace d’ailleurs la narration de l’institution de l’Eucharistie par ce geste « sacramentel » de Jésus. Le Christ (Dieu) se met à genoux pour nous exprimer son amour unique et fidèle. Cet abaissement est indissociable de la crucifixion. Là où Jésus montre sa confiance absolue dans le Père, celui-ci, à travers lui, nous manifeste son amour. Comprenne qui pourra !? Et si c’était particulièrement ceux qui vivent du sacrement du frère ? Que d’occasions concrètes notre existence ne nous donne-t-elle pas de servir le prochain dans de grandes et de petites choses. « Je vous donne un commandement nouveau, dit Jésus après s’être relevé du sol après le lavage des pieds, aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. A ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à l’amour que vous aurez les uns pour les autres » (Jn 13. 34-35).
Dix-huit siècles plus tard, le philosophe Emmanuel Kant, dans sa Critique de la raison pratique, visera à tenir à la transcendance de Dieu tout en veillant à tenir allumées les lumières de la foi. Grâce au concret d’une loi morale inscrite en tout homme, dira-t-il. C’est l’impératif catégorique, présent, donné, indémontrable. « Agis de telle façon que la maxime de ton action puisse servir à tous, devenir la maxime pour l’action de tous. » C’est un peu formel et sec. Kant était protestant et prussien. Mais c’est bien dit. Le monde ne serait-il pas changé en mieux si nous pensions plus souvent à l’impact de nos actions sur les autres ? Et dans l’exemplarité et dans les conséquences ? Avant de montrer « les autres » du doigt, balayons, comme chrétiens, devant notre porte. Qu’avons-nous fait ? Que faisons-nous du commandement de Jésus ? Plusieurs fois, dans l’Évangile, il nous rappelle la règle d’or. « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse » ou en positif : « Agissez envers les autres comme vous voudriez qu’ils agissent envers vous. » Oui, nous sommes généreux, plus ou moins comme tant d’autres. Mais, l’amour fraternel dans la réciprocité ? La réciprocité, signe pour l’extérieur et signe aussi de notre attachement à Jésus-Christ ! « Comme je vous ai aimés… » En paroles et en actes. Le dernier épisode sur la présentation des excuses de nos évêques suite à la position romaine sur la bénédiction de mariage civil de personnes de même sexe nous montre que nous avons du chemin à faire. S’il ne s’agit pas de faire n’importe quoi, personnellement, je ne comprends pas comment et pourquoi refuser la bénédiction de Dieu (la sienne, pas la nôtre) à des personnes qui à leur corps défendant vivent une situation difficile et essaient d’avancer, de trouver une espérance. Il s’agit bien dans ce débat d’une bénédiction et pas d’un sacrement. A suivre comme d’autres dossiers…
« Je mettrai ma loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai sur leur cœur. Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. » Cette promesse faite par la bouche de Jérémie, Dieu l’a accomplie en Jésus et la tient encore aujourd’hui (Jr 31.31-34). Toute loi reste lettre morte sans adhésion, sans accueil de son esprit. La Loi de l’amour dans le don réciproque, la nouvelle Alliance ne saurait être abolie. Elle est la planche de salut ici, aujourd’hui pour demain et au-delà. Accompagner Jésus dans sa passion signifie porter notre croix glorieuse dans notre propre histoire. Accompagner Jésus signifie d’accepter d’être comme le grain jeté en terre. Les circonstances nous imposent parfois d’être des Simon de Cyrène : assumer cela est grand. Vivre de justice et choisir des actes de don au quotidien, par fidélité à Jésus, est encore plus grand… dans le Royaume des cieux.
Jean-Marc,
votre curé.