Depuis une semaine, le printemps est arrivé, paraît-il. En fait, nous sommes entrés dans la saison du renouveau mais les signes de celui-ci se font attendre entre le ciel lourd de gris, les coups de vents et de froid. Seule la forme des pluies nous incite à y croire : les veaux de mars vont se transformer en biquets d’avril, comme on dit chez nous. Du côté nature, les arbres et buissons ont encore leur aspect mortuaire de l’hiver. Toutefois, les perce-neige, hellébores ou autres crocus s’associent aux narcisses et aux jonquilles pour teinter de couleurs vives les sombres bruns des bois et jardins. Ah oui, n’oublions pas le houx et le buis qui, eux, sont demeurés stoïques de vert pendant la mauvaise saison… Et nous, avons-nous des idées moroses ou lumineuses en ces jours où un confinement qui ne dit pas son nom vient plomber l’ambiance ? « Mon emploi du temps se défait pièce par pièce, car c’est ce qui doit venir qui vient, et non ce que nous inscrivons au programme ; puissions-nous du moins prendre en main, habilement, énergiquement, ce qui vient légitimement » écrivit un jour Rainer-Maria Rilke. Cette réflexion pourrait s’associer à la réflexion conclusive de notre Premier Ministre sur l’humilité lors du dernier comité de concertation.
Cependant, dans toute vie, il peut arriver « légitimement » que trop, c’est trop. Trop long, trop dur, trop triste, trop confus… Tout chrétien peut vivre ce dramatique de l’existence comme tout humain. Peut-être d’une façon particulièrement douloureuse lorsque, à la souffrance, s’ajoute la crise de foi ! Crise de foi qui peut prendre diverses facettes. Quand les révélations des turpitudes de certains en Église et des silences de l’institution s’additionnent aux questions pendantes depuis des décennies : les questions de contraception, les divorcés remariés, le célibat des prêtres, la place des femmes, la reconnaissance des minorités, etc. Quand le jeûne des célébrations communes forcé par les confinements et autres restrictions fait découvrir que l’on peut vivre et s’en passer. Quand la créativité de prières et méditations met en lumière une incompréhension des symboles et du vocabulaire habituels. Les occasions ne manquent pas sans les avoir cherchées. Il y a aussi bien sûr la crise de celles et ceux qui ont fait leur possible pour tenir dans la prière et l’exercice de la charité, s’épuisent et se retrouvent face à l’absence de Dieu.
Pour un croyant, un chercheur de Dieu, la Semaine Sainte qui s’ouvre demeure un essentiel à ne pas confiner. Que l’on soit dans la consolation ou la désolation comme le dit notre code interne de spiritualité. Relire et méditer la Passion, accompagner Jésus pas à pas nous met en présence de quelqu’un qui a vécu une crise de foi, dans les larmes et la douleur physique. S’il y a une différence avec nous, c’est qu’il l’a quand même un peu cherché comme dirait l’autre. Dans la tradition juive, la diversité est la norme, ne pas être d’accord est constitutif de cette manière d’être. Toutefois, poser des gestes qui choquent et bouleversent, c’est autre chose. Faire bon accueil aux pécheurs et aux prostituées, toucher des lépreux, renverser le commerce du Temple et aller jusqu’à accepter une acclamation populaire au risque d’une révolution politique, il y a de quoi se faire des ennemis et beaucoup d’ennemis.
« Maintenant mon âme est bouleversée. Que vais-je dire ? Père, sauve-moi de cette heure ?» (Jn 12.27) « Ils arrivent à un domaine appelé Gethsémani…Il commença à ressentir frayeur et angoisse. Il leur dit « Ma personne toute entière est triste à en mourir… » Et allant un peu plus loin, il tombait à terre et priait pour que si possible cette heure passât loin de lui. » (Mc 14. 32 & svts). Je scinde intentionnellement les propos du Christ et son vécu pour faire droit à sa détresse. Les Évangélistes présentent les choses d’une façon si succincte que le lecteur pourrait croire à une forme d’immédiateté entre les supplications de Jésus au Père et la réponse de celui-ci. Souvenons-nous de l’épisode de Jean la semaine dernière où d’ailleurs la voix qui résonne n’est pas une consolation mais une adresse aux témoins. Ce qui est remarquable est le saut que Jésus fait dans la foi dès le Jardin des oliviers, saut qu’il va réitérer jusque sur la croix et à l’heure de sa mort. Ce n’est pas un choix intellectuel, ni un désir, ni une émotion : c’est, je pense, un acte de volonté face au vide. Choix qui se confirme au travers de la souffrance physique et morale.
Les Écritures, comme la liturgie qui leur est fidèle, nous font part de ce chemin intérieur, de ce choix existentiel en prenant pour fil rouge le psaume 21. Psaume qui commence, je rappelle par « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » (v2) et se termine par « une descendance servira le Seigneur. On parlera de lui à cette génération : elle viendra proclamer sa justice, et dire au peuple qui va naître ce que Dieu a fait. » (v. 31&32) Le nœud de ce chant de catharsis se situe au verset 22 : « Arrache-moi de la gueule du lion et aux cornes des buffles… Tu m’as répondu. »
Le trou dans le texte est, me semble-t-il, révélateur. Il est encadré par le néant de la souffrance ultime, de la déréliction et par l’autre rive, celle de la louange et de l’action de grâce. Mais qu’y a-t-il dans cet entre-deux ? Mystère. L’action de Dieu oui, assurément puisque ses effets en sont constatés par la suite. Mais comment ? Pourquoi ? Ceci ne nous renvoie-t-il pas au fait que la foi est faite de plus de questions que de réponses ? Que Dieu demeure insaisissable ? Jésus se montrera vivant à l’heure de la Résurrection mais jamais il ne parlera de ce que le Père a fait dans les détails.

Dans un tableau du Caravage (1601), la Cène à Emmaüs, l’attitude des personnages pose question. Un homme à gauche, habillé de vert, a saisi les accoudoirs de son siège prêt à se lever. Pour quoi faire ? Son regard à peine perceptible porte de la stupeur, de la surprise. Ne va-t-il pas quitter la Cène ? Son compagnon à droite étant les bras en croix, les mains ouvertes, son regard paraît vide, triste, fermé. Cela ne fait-il pas écho à « Et nous qui espérions qu’il allait sauver Israël ? » (Lc 24. 13 & svts).
Et Jésus ? Eh bien excusez-moi, je le trouve méconnaissable. Ses traits jeunes, imberbe, son regard baissé. Son regard ? Marque-t-il une forme de d’absence ou de présence à un ailleurs, tout intérieur alors que les mains du Christ se portent vers le pain et la coupe, perdus parmi d’autres victuailles plus alléchantes ? Ce qui me touche dans ce tableau, c’est l’aubergiste, celui dont l’Évangile ne parle pas : il n’est pas prévu au programme ; cependant, n’est-ce pas vous ou moi ? Debout, à la droite de Jésus, il est écoute, son attitude montre qu’il est disponible, prêt à accueillir ce qui se passe. D’ailleurs le peintre célèbre pour ses clair-obscur met la source de lumière dans son dos. L’homme debout est entre l’ombre et la lumière. Il regarde Jésus assis avec ses vêtements de noces, de fête. Le Christ n’est plus un voyageur comme ses vis-à-vis, l’un à la veste déchirée, l’autre avec sa capeline de pèlerin. Le Christ vivant est déjà l’absent de ce monde et le présent à l’autre.
Pourtant, dès avant le signe du partage du pain et du vin, signes de reconnaissance pour les deux disciples désemparés, le témoin debout a les manches retroussées. Présent à la nouvelle présence de Jésus qui, pour lui, est un hôte de passage comme tant d’autres, il est disposé à accueillir et cueillir ce qui va venir. Il est prêt de tout son être, sans réserve, me semble-t-il. « Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu. » Cet aubergiste anonyme qui vit de l’hébergement apparaît plus disposé à laisser « demeurer » Jésus sous son toit que les disciples qui ont cependant une longueur d’avance puisqu’ils ont fréquenté le prophète de Nazareth. Peut-être que l’homme d’Emmaüs a déjà traversé tant d’épreuves du quotidien qui ont changé son regard sur la vie ? Peut-être a-t-il l’âme d’un nouveau converti ? Peut-être que…
Pour nous, cette année, la Semaine sainte vient nous interpeller sur notre foi, si nous le voulons. Peut-être même qu’elle sera positivement bouleversante pour ceux et celles qui cherchent, qui peinent d’une manière ou d’une autre ? Les disciples, dont les apôtres, qui ont mangé et bu avec Jésus durant son ministère sont passés avec lui par le creuset de l’effondrement : celui de la présence, de l’évidence, des folles espérances, des solutions toutes faites, … À Pâques, ils se retrouveront bouleversés mais autrement. Pour terminer, je cite le père Raphaël Buyse, prêtre chroniqueur à La Vie, qui partage : « À la fin de l’Évangile de Jean (chap 21), on voit sept des disciples de Jésus (ils ne sont plus tous là !) remonter en Galilée après la mort de Jésus. Ces hommes déconcertés ne savent plus très bien s’ils peuvent croire encore. Leur instinct de survie les fait revenir au bord du lac, là où leur histoire a commencé. C’est là qu’ils rencontrent le Christ, tout autrement que ce qu’ils avaient pu imaginer. Dans les regards qu’ils échangent les uns avec les autres, quelque chose d’une communauté croyante renaît, tout autre, sans doute plus humble. Une Église de la vie ordinaire. Une foi contemporaine » in La Vie 3943 p. 31).
Dans mon florilège d’introduction, je n’ai pas cité à dessein : la fragile et belle pensée. Cette plante n’a l’air de rien. Toutefois, plantée à l’automne, elle est capable de traverser les frimas pour s’offrir dans toute sa beauté dès que la lumière se fait plus vive au printemps. Sa robe peut être d’une variété immense. La pensée, les pensées, en bac ou en pleine terre, ne sont-elles pas les humbles représentantes de notre diversité, de notre résilience dans la foi ? Nous risquons d’en croiser cette semaine. Ne jetons pas un regard distrait mais neuf sur elles ! Comme sur nous-même, sur l’autre et le Tout-Autre.
À tous et toutes, je souhaite une bonne et belle Semaine Sainte avec ou sans crise de foi.
Jean-Marc,
votre curé
L’illustration est une reproduction du tableau peint par Le Caravage : Souper à Emmaüs (source Wikipedia Commons).