9. Devenir du pays : Tamanrasset ou l’apprivoisement
Le 23 janvier 1908, Moussa-Ag-Amastane, Aménokal des Touaregs du Hoggar, entre dans la maison du Père de Foucauld. Nous sommes à Tamanrasset. Ch. de Foucauld est au lit, malade, sans force et au bord de la mort. L’inquiétude saisit Moussa, le Père de Foucauld est son hôte, il en est responsable. Sans tarder, il ordonne d’amener du lait. Mais, ce n’est pas simple en cette période de grave sécheresse, qui dure depuis deux ans. « Les chèvres sont aussi sèches que la terre, et les gens autant que les chèvres. » (Lettre à Marie de Bondy, 17/07/07). Un homme arrive enfin avec une petite outre et le marabout – ainsi appelle-t-on le Père de Foucauld – boit le lait. Il se remettra lentement grâce à ses voisins et amis Touaregs. En attendant les vivres demandées, quelques jours avant, par le Père de Foucauld à Laperrine, commandant la zone des Oasis : « Je prie Laperrine de m’envoyer du lait concentré, un peu de vin et quelques autres choses pour tâcher de me remonter. » (Lettre à Marie de Bondy, 15/01/08) Il faudra deux mois pour qu’elles arrivent. En attendant, le lait des Touaregs sauvera Ch. de Foucauld qui, depuis trois ans qu’il est à Tamanrasset, suit un régime alimentaire invraisemblable : une bouillie d’orge et quelques dattes, chaque jour. Pas étonnant qu’il soit atteint du scorbut (« maladie par carence alimentaire, provoquée par l’absence ou insuffisance des vitamines C, et caractérisée par divers troubles : fièvre, anémie, hémorragies, gastro-entérite).
Lui qui était venu pour soulager les pauvres, leur doit la vie. De ce jour, date ce que certains ont nommé la « seconde conversion ». En effet, celui qui ne songeait qu’à donner, toujours prêt à secourir et à distribuer selon les besoins de ce pauvre peuple, le voilà qui n’a plus rien et ne peut plus rien, entièrement dépendant de ses voisins. « Il a fallu cet état d’anéantissement pour que ses hôtes lui offrent quelque chose et l’abordent à égalité… Cet état de faiblesse et de maladie lui a permis de vivre une nouvelle relation avec ces hommes qui deviendront des amis. C’est une véritable conversion, un grand progrès dans le partage. Peut-être avait-il cru pouvoir se passer de la réciprocité qui définit l’amitié, cette perle précieuse qui va désormais l’aider à vivre… Il ne se contente plus d’écrire des conseils à Moussa, il note les conseils qu’il reçoit et les informations qu’on lui fournit… Il s’est laissé prendre, il se laisse attacher à des personnes, des liens se créent…
Lui qui était venu pour « apprivoiser » le peuple Touareg se laisse désormais apprivoiser. Il écrira, quelques mois plus tard : « Je suis ici non pas pour convertir les Touaregs, mais pour essayer de les comprendre » (Chatelard, p. 258-260)
Quel retournement depuis sa décision de quitter Béni-Abbès où il n’est finalement resté que deux ans (1902-1903). Il est parti sur l’insistance de Laperrine, commandant les Oasis sahariennes depuis 1901, qui a connu Ch. de Foucauld, à Mascara en 1882, lorsqu’il était officier au 4ème Chasseurs d’Afrique. Dès 1903, il cherche à convaincre Foucauld que le Maroc reste fermé, mais qu’il y a mieux à faire dans le grand Sud, chez les Touaregs, qu’il est chargé de pacifier, d’apprivoiser. « Il faut le décider à venir nous rejoindre, écrit Laperrine à un de ses officiers. Il sera le curé des Touareg et nous rendra beaucoup de services. »
Le 29 juin 1903, le Père de Foucauld écrit à Laperrine qu’il accepte son offre – remarquons qu’il n’était pas question alors de laisser un missionnaire s’installer dans la zone touareg – et qu’il l’accompagnera dans sa prochaine tournée d’apprivoisement. Voici quel est alors le projet du Père de Foucauld : « Je n’ai pas de compagnon. Le Maroc ne s’ouvre pas. Je ne puis faire mieux pour le salut des âmes… que d’aller porter ailleurs, à autant d’âmes que possible, la semence de la divine doctrine – non en prêchant mais en conversant – et surtout d’aller préparer, commencer l’évangélisation des Touaregs, en m’établissant chez eux, apprenant leur langue, traduisant le saint Evangile, me mettant en rapport aussi amicaux que possible avec eux. » (Lettre à Mgr Guérin, 29/06/1903)
Deux ans plus tard, il écrit : « tant qu’on n’acceptera pas d’autre prêtre chez les Touaregs… il me semble qu’il me faut tenir cette porte ouverte jusqu’à ce que d’autres entrent, qu’il faut lier amitié, mettre en confiance, donner bonne impression, préparer le sol jusqu’à ce que les ouvriers puissent entrer dans le champ.. » (Lettre à l’abbé Huvelin,13/07/1905)
Il participera à une grande tournée dans le Sud saharien et le Hoggar du 13 janvier 1904 au 24 janvier 1905 (5994 km à pied ou à chameau en 377 jours). Il apprend la langue des Touaregs avec l’un d’eux qui restera son « professeur ».
Après quelques mois à Béni-Abbès, il repart en mai 1905 pour une petite tournée dans le Hoggar et il passe trois semaines de voyage avec Moussa, le grand chef des Ahaggars. Le courant passe. En accord avec Moussa, il décide de s’installer à Tamanrasset, au bord d’un oued et au milieu d’une région de pâturages où campent souvent Moussa et sa tribu. Il arrive à Tamanrasset le 11 août 1905. Tamanrasset, ce ne sont que quelques huttes, à l’époque où Ch. de Foucauld s’y installe.
« Je choisis Tamanrasset, village de 20 feux en pleine montagne, au cœur du Hoggar et des Dag-Ghali sa principale tribu, à l’écart de tous les centres importants : il ne semble pas que jamais il doive y avoir garnison, ni télégraphe, ni européen, et que de longtemps il n’y aura pas de mission : je choisis ce lieu délaissé et je m’y fixe… où je veux dans ma vie prendre pour seul exemple sa vie de Nazareth.. » (Carnet, 11/08/1905) Il y restera 11 ans.

Pour les musulmans, il deviendra « le marabout ». En Afrique du Nord, le marabout est chef et fondateur d’une confrérie. Il a tout pouvoir sur ses adeptes. Ses disciples cherchent à satisfaire ses moindres désirs et craignent sa malédiction. On le pense doté de pouvoirs surnaturels, ce qui explique à la fois la vénération dont il est l’objet comme la crainte qu’il inspire.
Avec le Père de Foucauld, « nous assistons à un renversement de valeurs. Du marabout, il a certes le prestige et le rayonnement… Aux yeux de ces populations, Foucauld est un maître qui, chose incroyable, se comporte en serviteur et en frère…Contrairement au marabout maître tout-puissant que l’on craint, voilà un marabout frère tout petit que l’on peut approcher sans crainte… Ali Merad, un auteur musulman, signale que l’exemple de Ch. de Foucauld bouscule les valeurs traditionnelles en milieu musulman, et pense que cet homme a été suscité par Dieu pour mettre en évidence des valeurs fondamentales du pur Islam : « confiance en Dieu, simplicité, recherche de perfection morale, volonté de travailler à rendre la société humaine plus juste et plus fraternelle.» (Debouté, p. 63-64)
Pour les militaires français, en charge du Sahara dont le Sud est à peine conquis, la présence du Père de Foucauld joue un rôle non négligeable dans la pacification du pays Touareg. Le marabout chrétien a conquis les populations par sa bonté, son dévouement et sa connaissance de leur langue comme de leur culture. Sa présence pendant la guerre 14-18 sera particulièrement appréciable pour « tenir » le pays en paix. Malgré les incursions de groupes (sous l’impulsion de la Confrérie de la Senousiya) venant de la Tripolitaine voisine et armés par la Turquie alliée de l’Allemagne, la région restera calme et fidèle à la France.
Le scientifique qu’il fut comme explorateur-géographe du Maroc se réveille lorsqu’il aborde ce peuple encore peu connu : les Touaregs. Il va accomplir une œuvre immense qui lui prendra dix ans de travail, de 1905 à sa mort 1916. Il apprendra la langue patiemment, collectera toutes les données possibles pour saisir le sens des mots, recueillera précieusement poésies et proverbes. Il passait de nombreuses heures – jusqu’à 10 à certaines périodes – chaque jour à ce travail scientifique qui fait encore autorité aujourd’hui, car c’est toute la culture touarègue qui fut ainsi recueillie et transmise. Tout cela dans son gourbi, les pieds dans le sable et la plume à la main. Seront publiés trois dictionnaires touareg-français (7 volumes), un essai de grammaire touarègue, des recueils de poésies (575 en 2 volumes) et de textes en prose du dialecte Ahaggar. En tout, des milliers de pages qu’il rédigea une à une dans les conditions plus que sommaires qu’il connaissait à Tamanrasset. Ce dictionnaire et ces recueils furent son obsession pendant des années. Il se pressait et s’activait des heures durant pour avoir fini au plus tôt et enfin pouvoir se consacrer entièrement à la prière et aux gens.
Car à Tamanrasset, comme à Béni-Abbès, il voit défiler devant son gourbi toutes les misères : les pauvres en quête d’un peu de nourriture, les malades de soins et de médicaments. Il faut donc qu’il soit approvisionné, et régulièrement. Cela est possible grâce aux versements et dons de sa famille, mais aussi grâce aux moyens de l’armée. Ainsi, on sait par une lettre à un officier, responsable des expéditions de vivres, qu’on lui a livré : blé, beurre, dattes, sucre, sel, riz, café, poivre. Une autre fois, il demande teinture d’iode, pansements et divers médicaments. En décembre 1909, il intervient pour que soit organisée une tournée du médecin dans les différents campements où la grippe fait des ravages. « Beaucoup de lettres du Père de Foucauld témoignent de son intérêt pour l’agriculture. Il essaie d’obtenir des outils aratoires, des semences, car il met tout en œuvre pour la sédentarisation du plus grand nombre possible. Il s’inquiète des maladies des troupeaux, de la sécheresse, des sauterelles qui détruisent les récoltes, d’une mouche qui s’attaque aux chameaux, etc. Il encourage le développement des communications et se réjouit des premières liaisons automobiles à travers le désert, du projet d’un chemin de fer transsaharien, tout cela en vue du bien-être des populations. Il a le souci de promouvoir le progrès, en apportant paix et prospérité, en même temps que le désir de faire connaître aux populations Jésus qui les aime et les sauve, « prouver à ces pauvres frères égarés que notre religion est toute charité, toute fraternité, que son emblème est un cœur. » (Lettre à l’abbé Huvelin, 15/07/1904)… Pour les anciens esclaves qui meurent de faim et volent, il demande la construction d’un atelier de briques. Et Tamanrasset se transforme peu à peu…les surfaces cultivées augmentent et les huttes de branchage deviennent des maisons. » (Debouté, p. 106-107)
Très vite, Tamanrasset révèle à Ch. de Foucauld « quelque chose de nouveau dans la vie de Jésus et donc dans sa manière de se représenter Nazareth. Désormais il ne peut plus rêver de vivre en moine dans une clôture. Il voit alors Jésus sans costume religieux, sans clôture, travaillant huit heures par jour, ne distribuant pas de grandes aumônes et faisant toujours une place très large à la prière.
Désormais sa vie sera-t-elle celle d’un missionnaire ? Non, il le refuse clairement : ni solitaire ni missionnaire. « Je suis moine, non missionnaire, fait pour le silence, non pour la parole. » (Lettre à Mgr Guérin, 2/07/17) Les missionnaires, ce sont les Pères Blancs. Or il se sent différent des Pères Blancs et il marque sa différence en se présentant comme moine. « Dieu m’a donné la vocation de vie cachée et silencieuse, et non celle d’homme de paroles : les moines, les missionnaires sont apôtres les uns et les autres, mais différemment. » (Lettre à l’abbé Huvelin, 10/06/04) » (Chatelard, p. 268)
Abbé Marcel Villers