La joie sur les lèvres,
je dirai ta louange
En ce deuxième dimanche « du retour à l’église », nous pouvons sentir déjà un peu dans l’ordinaire. Il est sans doute très bon de faire mémoire des retrouvailles d’il y a une semaine : que de regards lumineux et joyeux au-dessus des masques, que de visages détendus et rayonnants, signe de cœurs habités, paisibles et remplis d’espérance… Aujourd’hui, encore, faisons nôtre l’hymne « que ma joie demeure » grâce à Dieu !
Grâce à Dieu !? Souvenons de Jeanne d’Arc : « si je suis dans la grâce de Dieu ? Si j’y suis, Dieu m’y garde ; si je n’y suis pas qu’il m’y mette ! » De même que l’on reconnaît l’arbre à ses fruits, de même le disciple ne peut porter du fruit en mission qu’enraciné dans le Seigneur. « Dieu, tu es mon Dieu, chante le psalmiste (Ps 62), je te cherche dès l’aube ». La présence au Seigneur est la condition sine qua non de notre vie de croyant, de juste, de saint… « J’ai vu ta force et ta gloire. Ton amour vaut mieux que la vie… Comme par un festin, je serai rassasié, la joie sur les lèvres, je dirai ta louange ».
« La joie sur les lèvres, je dirai ta louange. » N’y a-t-il pas là comme un mot du jour, un ordre de marche ? Accessible. Nous le sentons bien ; la période du confinement strict s’éloigne et risque de ne demeurer qu’une parenthèse, originale certes, mais une parenthèse bien réelle quand un certain ordinaire reprend de plus en plus sa place… Jean Cazenave, un prêtre béarnais, constate, avec humour, la créativité pastorale du temps extraordinaire. Parlant, par exemple, de la fête des Rameaux, il écrit « En matière de bénédiction en drive ou à domicile, à coup de goupillon ou de pistolet à eau, on a à peu près tout vu… » Plus sérieusement, il interroge, comme Tomas Halik, le signe des églises vides : « Allons- nous continuer à piaffer d’impatience ou à inventer d’autres ersatz du culte dominical ? » Je dirai, sans trahir sa pensée, avant comme après le confinement. Je retiens aussi de lui des questions que je vous partage : « Qu’est ce qui nous a manqué le plus pendant le confinement ? L’eucharistie ? La fraternité communautaire ? Le partage de la Parole de Dieu ? »
De notre manière de répondre à ces questions dépend notre manière de vivre en témoin, « la joie sur les lèvres ». Pour moi, ce n’est pas un hasard si le Seigneur nous a accueillis à sa table au jour de la fête de l’Eucharistie et nous réinvite le jour où sa Parole se fait incisive sur la mission et le témoignage. « Quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, moi aussi je me déclarerai pour lui devant les hommes… » (Mt 10.32-33).
Si j’ai déjà pointé une piste missionnaire à partir du psaume des laudes de la fête du Sacré-Cœur, si j’ai fait miennes les questions de mon confrère, c’est que je suis convaincu que « même les cheveux de notre tête sont comptés ». Aujourd’hui et demain, nous avons à suivre le fil rouge que, depuis des siècles, le Seigneur tisse en notre « bonne Fenêtre de Theux ». Il est encore temps de lire et de relire tout le travail de traçage effectué par l’abbé Villers et publié depuis des mois dans Semence d’Espérance et sur notre site. De tous temps, l’annonce de l’Évangile s’est faite créative, non pour maintenir mais pour offrir la grâce du Seigneur ! Je reprends la réflexion-appel de Tomas Halik : « Où serons-nous sûrs de les (plaies du Christ) trouver sinon dans les blessures du monde et les blessures de l’Église, dans les blessures du corps qu’il a pris sur lui ?… Nous devons abandonner nos objectifs de prosélytisme. Nous n’entrons pas dans le monde des chercheurs pour les « convertir » dans les limites institutionnelles et mentales existantes de nos Églises. Jésus, lui non plus, n’a pas essayé de ramener ces « brebis égarées de la maison d’Israël » dans les structures du judaïsme de son époque. Il savait que le vin nouveau doit être versé dans des outres nouvelles. Nous voulons prendre des choses nouvelles et anciennes dans le trésor de la tradition qui nous a été confié et les faire participer à un dialogue dans lequel nous devons apprendre les uns et les autres » .
En clair, avec l’ordre de marche, « la joie sur les lèvres, je dirai ta louange », nous aurons senti qu’il est vain d’aller au monde, « la fleur au bout du fusil ». Attention à une fausse joie naïve, à une solidarité non ajustée pour aller vers « le monde agricole qui en a ras les bottes, le monde associatif en quête de reconnaissance, le monde de la police en demande de respect, le monde culturel qui est laissé pour compte, etc. ». L’écoute est sans doute première pour se mettre en dialogue avec « ces mondes en souffrance » de plus en plus nombreux, de plus en plus proches…
Une chose me frappe dans les Écritures, les prophètes Isaïe, Jérémie ne sont pas très rationnels, ils sont quelque part irréalistes. Mais toujours habités de la conviction que Dieu est là et pourvoira. Jésus a pris le même chemin et nous y attend. Pensons à la parabole du semeur : personne ne travaille de cette façon ! Mais quelle confiance en l’action de Dieu qui fait « produire du soixante et du cent pour un ! » La parabole des ouvriers de la dernière heure : aucun entrepreneur n’engage de cette façon. Mais quelle attention et bienveillance envers les personnes… !
Je termine par un apport de Fabrice Hadjadj, philosophe. Dans son ouvrage La foi des démons ou l’athéisme dépassé, l’auteur interroge « nos mesquineries et nos bêtises en Église qui, sans le savoir, font les affaires de l’Ennemi (que l’on y croie ou non) ». Il en arrive à écrire « comprendre le cercle infernal de nos erreurs et de nos rages contraires, c’est essayer de ne plus contrecarrer ni l’excès par le défaut, ni la séparation par la confusion, ni la paille dans l’œil d’autrui par la poutre dans le sien. Ne pas se couler dans une prudence si précautionneuse qu’elle tourne à la démission, mais s’efforcer vers une mission à la fois plus pugnace et plus miséricordieuse » (op. cit., p. 107).
Jésus nous dit ce dimanche : «… rien n’est voilé qui ne sera dévoilé, rien n’est caché qui ne sera connu. Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le en pleine lumière ; ce que vous entendez au creux de l’oreille, proclamez-le sur le toit ». Il encadre ce mot d’ordre par deux appels à ne pas craindre. Je crois qu’il nous connaît bien, non ? Sûrement sur nos limites, alors pourquoi pas sur nos capacités ?
Mission pugnace et miséricordieuse qu’a entendue de Jésus, Fabrice Hadjadj : « Plus pugnace, parce qu’à la suite de Paul, il s’agit de « faire du pugilat sans frapper dans le vide » (1 Co 9.27). Plus miséricordieuse, parce que, comme l’explique saint Augustin, il n’y a pas que les ennemis qui soient sûrement et définitivement ennemis. Pour ce qui est des hommes, écrit-il, que « la famille rachetée de Dieu » se souvienne que ses ennemis cachent dans leur rangs plusieurs de ses futurs concitoyens, de peur qu’elle ne croie stérile à leur égard la patience de les supporter comme ennemis, en attendant la joie de les recevoir comme confesseurs ! Qu’elle se souvienne aussi que, pendant son pèlerinage en ce monde, plusieurs lui sont unis par la communion des sacrements qui ne lui seront pas associés dans l’éternelle félicité des saints ». Inutile de dire que ces derniers participent davantage du complot le plus obscur (NDLR : l’auteur a dénoncé plus avant le complotisme de certains en Église par rapport au monde) puisqu’ils manœuvrent au sein même de la lumière. La conspiration la plus occulte n’est pas celle qui opère de l’extérieur mais au milieu de nous. Qui sait, dès lors, si nous nous ne sommes pas ses plus insidieux instruments ?... (op. cit. p. 108).
Interpellant, non, cette idée de cinquième colonne à laquelle vous et moi pouvons participer d’une façon ou d’une autre ? Toutefois, que cette mise en garde ne nous alarme pas : qu’elle nous pousse à nous en remettre encore davantage à Dieu. C’est l’attitude prônée et vécue par notre philosophe post-moderne, c’est l’attitude reconnue à Augustin, c’est l’attitude des prophètes comme Jérémie, c’est l’attitude du Christ vécue jusque dans la perfection malgré les « pesanteurs de la chair ».
Bon dimanche dans la joie et la louange.
Bonne semaine dans la confiance et l’espérance.
Jean-Marc,
votre curé